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ont pris instinctivement des goûts de propreté et d’ordre qui se trahissent au dehors dans une foule de petits détails. Un employé de la douane de Fayal me disait qu’en ouvrant la malle d’un Açorien rentrant dans sa patrie il pouvait indiquer, d’après le mode de rangement du linge, le pays d’où venait le nouveau débarqué. La rentrée des expatriés serait encore plus générale, si les jeunes gens qui ont émigré clandestinement pour échapper à la conscription ne craignaient les rigueurs de l’autorité portugaise. Bien que le service militaire n’ait rien de terrible en Portugal, néanmoins il faut reconnaître qu’il inspire aux Açoriens la répugnance la plus profonde : la vie de garnison leur est odieuse ; beaucoup quittent leur pays et leur famille plutôt que de s’y soumettre.

L’instruction est peu répandue à Pico ; cependant, à ma grande surprise, j’y ai rencontré quelques hommes lettrés, possédant non-seulement la connaissance des ouvrages de leur pays, mais ayant parfois des notions assez étendues sur la littérature française. J’ai vu avec étonnement nos manuels du baccalauréat figurant parmi les livres peu nombreux d’un propriétaire, et paraissant remplir pour lui l’office d’un puits de science inépuisable. Un de mes hôtes, dans une autre île, était un disciple fervent de Proudhon, connaissant à fond les œuvres du maître. A Pico, au village de Lagens, j’ai trouvé un docteur en théologie, admirateur non moins passionné de Peiletan. Après m’avoir fait les honneurs de sa bibliothèque, dans laquelle figuraient nos classiques du xviie et du xviiie siècle et beaucoup d’auteurs modernes, le docteur me conduisit au bord de la mer et me fit voir, à l’ancre près du rivage, un bateau qui lui appartenait et qui, sur une large bande tricolore aux couleurs françaises, portait écrit en gros caractères : Eugène Peiletan. Dans une autre localité, un de mes hôtes, miguéliste ardent, me vanta bien haut le vicomte d’Arlincourt comme un de nos meilleurs écrivains nationaux.

Pendant mon excursion autour de Pico, le mauvais temps me força plusieurs fois de m’arrêter en chemin. Durant un ouragan, je reçus l’hospitalité chez le curé du village de San-Matthœo, qui m’installa dans un petit pavillon situé près de la pointe d’une falaise. Pendant la nuit, la tempête se déchaîna avec une telle violence que des masses d’eau détachées des vagues de la mer venaient battre avec fracas contre les volets fermés de ma fenêtre. Le choc des flots faisait vibrer le rocher tout entier.

Dans une autre de mes haltes, au village de San-Roques, j’eus la satisfaction d’assister à la fête annuelle et à une partie de la cérémonie singulière qui lui donne son cachet. Des fêtes pareilles, dont l’origine remonte à une époque bien antérieure à la découverte des