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M. Estancelin. Un des convives, le colonel La Perrine, commandant d’un régiment de mobilisés de la Seine-Inférieure, ancien-officier de chasseurs d’Afrique, se mettait tout à coup à évoquer le souvenir de ses campagnes de l’Algérie et du duc d’Orléans, sous lequel il avait servi. Il parlait avec attendrissement du prince, de ses qualités brillantes, de sa mort, de ses deux fils, qu’il avait vus tout enfans. Le duc de Chartres, la tête baissée, rouge d’émotion, avait de la peine à se maîtriser ; il se contint pourtant, et on ne s’aperçut pas de son trouble. D’autres fois il avait à écouter dans les camps les plus étranges conversations sur sa famille, sur lui-même. Il mettait tous ses soins à ne point éveiller un soupçon ; il était si bien inconnu que pendant ces quelques mois il a pu passer des guides de la Saine-Inférieure à l’état-major de l’armée de Normandie, puis à l’état-major du 19e corps, formé à Cherbourg, être régulièrement commissionné comme officier, être proposé pour le grade de chef d’escadron, pour la croix de la Légion d’honneur, sans que le général Briand, le général Dargent, le général Chanzy, M. Gambetta, le général Le Flô lui-même, aient su quel était l’officier qu’ils avaient auprès d’eux, qu’ils proposaient ou qu’ils nommaient. Quoi encore ? Lorsque vint l’armistice, ayant été chargé pour la France de négocier la délimitation de l’occupation étrangère, et s’en étant tiré à son honneur, Robert le Fort avait la bizarre fortune de recevoir l’accolade républicaine d’un préfet de M. Gambetta, qui le remerciait avec effusion du service qu’il venait de rendre, et qui ne se doutait certainement pas qu’il embrassait une « altesse » dans le jeune officier revenant de sa mission vêtu d’une peau de bique, couvert de neige.

Aux premiers momens, aux mois d’octobre et de novembre, pendant que de tous côtés on brodait des histoires sur lui, le capitaine Robert le Fort était tout simplement dans la forêt de Lyons, aux avant-postes de cette armée de Normandie occupée à tenir tête aux Prussiens, à leur disputer un pont de la Seine, un village, une réquisition d’avoine ou de blé.


II

Elle pouvait sans doute se maintenir, cette armée, elle pouvait jouer en avant de Rouen ce rôle de défense tourbillonnante, tant que l’invasion ne prenait pas un caractère plus décidé, des proportions plus sérieuses. Ceci dépendait de ce qui se passait dans le nord et de ce que feraient les Allemands, surtout après la chute de Metz, qui leur rendait 200,000 hommes, — de ce qui pouvait aussi survenir à Paris ou même sur la Loire. Au nord, les ressources de la