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de quelque repos ! Il s’agissait de résoudre entre neuf heures du soir et six heures du matin un problème qui se résumait tout simplement en ceci : faire converger à travers Paris 80,000 hommes, un matériel immense, sur un seul pont, celui de Neuilly, demeuré l’unique issue ouverte sur la route de Versailles ! Évidemment c’était une impossibilité proposée comme une solution. J’ajoute que, lorsque de telles idées venaient à l’esprit d’un homme expérimenté comme le général Vinoy, elles pouvaient bien passer par l’imagination de quelques Parisiens, peu familiarisés avec toutes les nécessités pratiques d’une grande opération de guerre.

Qu’il y eût à se préoccuper immédiatement de la direction des nouveaux efforts qu’on pourrait tenter, ce n’était point douteux. Au fond, le général Trochu, même le soir du 2 décembre, ne désespérait peut-être pas encore de reprendre la lutte sur la Marne, de pouvoir achever d’ébranler cette ligne prussienne qu’on venait de secouer si terriblement pendant deux jours ; mais, tandis qu’on délibérait, la question était tranchée sur le terrain même dès le lendemain matin par le général Ducrot, qui prenait sous sa responsabilité de ramener son armée sur la rive droite de la Marne. Le général Ducrot avait parcouru les avant-postes le matin du 3, et il avait trouvé partout ses malheureux soldats épuisés, grelottant de froid. Ces hommes qui s’étaient battus deux jours, qui venaient de passer trois nuits sous une température d’une rigueur croissante, qui n’avaient pas mangé la soupe, étaient pâles, fatigués et déjà quelque peu atteints dans leur moral, quoiqu’on leur dît qu’ils étaient victorieux. Il faut se souvenir en même temps qu’on venait de perdre plus de 6,000 hommes, 600 chevaux d’artillerie, qu’il y avait des régimens presque sans officiers, des batteries désorganisées. Voyant et pesant tout cela, le général Ducrot n’avait point hésité, il avait donné ces premiers ordres de retraite, dont le gouverneur s’était d’abord fort ému parce qu’il s’inquiétait de ce qu’on en penserait à Paris, qu’il avait bien vite approuvés parce qu’il en voyait la nécessité. Dès l’après-midi du 3, on exécutait cette opération, toujours difficile, d’un passage de rivière devant l’ennemi, et on l’exécutait sans trouble, sans désordre, sans recevoir un coup de canon ni un coup de fusil. Le soir, on se retrouvait autour de Vincennes.

C’était cruel sans doute de quitter un champ de bataille qu’on avait conquis, qu’on avait arrosé de tant de sang et où on laissait encore tant de victimes sans sépulture ; ce n’était pas moins un acte de prévoyante et énergique prudence, car, si on attendait un nouveau choc dans les conditions où l’on était, on pouvait s’exposer à un désastre, si on essayait encore d’aborder Villiers et Cœuilly on allait rencontrer 80 bataillons rassemblés pendant la nuit par l’ennemi, — et même, si on avait réussi, où serait-on allé ? On entrait dans