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très généreux, et comme les silex taillés sont communs sur les coteaux voisins des sablonnières, les ouvriers s’en procuraient facilement et les mettaient en réserve pour les apporter de temps à autre avec des ossemens au trop confiant collectionneur. L’un d’eux, pour se faire un petit revenu et, comme il le disait, mettre le pot au feu le dimanche, établit même un atelier de silex travaillés et de haches antédiluviennes sur l’une des bornes de la zone de servitude, au pied d’un vieux bastion de la porte Marcadé. D’autres s’étaient mis à fabriquer des ossemens fossiles. Alléchés par les gratifications, ils allèrent déterrer un bidet, que son propriétaire avait enfoui dans l’un des enclos qui avoisinent, sur le chemin de Laviers, la sucrerie que l’on bâtit en ce moment. Après en avoir soigneusement nettoyé les os dans un lait de chaux, ils les portèrent en divers endroits de la sablonnière, et les placèrent à quelques centimètres au-dessous du niveau du sol; les pluies d’hiver, en s’infiltrant dans les sables, leur firent prendre une belle couleur terreuse, et quand ils furent à point, on alla les vendre à M. de Perthes, qui s’estima très heureux de posséder les restes vénérables de l’equus antiquus[1].

On avait trouvé la monture; il ne restait plus qu’à trouver le cavalier. M. de Perthes avait dit : Je le trouverai; il tint parole. En avant du champ de manœuvres de la garnison d’Abbeville s’élève une butte circulaire sur laquelle un moulin, appelé le moulin Quignon, tournait avant la guerre, qui l’a fait disparaître, son aile au vent pour faire de blé farine, suivant la formule consacrée dans les affiches locales. C’est là et dans les environs qu’en 1346 on a inhumé les victimes que la peste noire avait faites à Abbeville : M. de Perthes, qui poursuivait toujours avec un zèle et une conviction à toute épreuve la recherche de l’homme antédiluvien, fut prévenu par les ouvriers qu’on extrayait en cet endroit des cailloux pour l’entretien des routes. On y avait, disaient-ils, trouvé dans un temps des os d’hommes. « Cherchez bien, » dit M. de Perthes, et l’on apprit un jour à Abbeville que l’homme antédiluvien, représenté par un fragment de mâchoire, était enfin trouvé. M. de Perthes en informa l’Europe entière. Au moindre doute sur l’authenticité de la découverte, il se montrait si profondément désolé que ceux même dont il invoquait le témoignage se seraient fait un reproche de détruire les illusions d’un vieillard aimé et respecté de tous. Les géologues les plus éminens de la France et de l’Angleterre partageaient les mêmes sentimens; ils gardèrent un silence discret, et il en fut de la mâchoire du moulin Quignon comme des

  1. Les débris de l’equus antiquus se trouvent encore aujourd’hui dans quelque coin des greniers municipaux.