Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/570

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

va croître, étendre sa légitime influence, agrandir sa portée jusque sur l’avenir, graduer le châtiment d’après la perversité, améliorer l’administration de la justice en la rendant de plus en plus prévoyante, active, sagace, augmenter de jour en jour sa vertu corrective et sa puissance préventive, se modérer dans la mesure du progrès des mœurs et de l’extension des lumières, et, sans désarmer jamais, se donner à elle-même comme sa fin la plus élevée de travailler à se rendre inutile. Chacun de ces progrès successifs de la pénalité sociale correspond exactement à une phase de la civilisation. Qu’est-ce en effet que la civilisation, sinon l’humanité arrivant à la conscience de plus en plus intime d’elle-même et de ses fins morales ?

Ce sont précisément ces fins morales de l’homme que nient les écoles matérialistes et utilitaires. Elles ne voient en lui qu’un moyen, un auxiliaire de l’intérêt général ou un obstacle qu’il faut écarter. Le péril qu’apportent avec elles ces nouvelles doctrines n’est pas seulement celui d’une erreur scientifique, c’est un péril social et des plus graves. Elles descendent des sphères de la science dans toutes les sphères sociales en s’adaptant à chacune d’elles par des procédés sommaires d’exposition et des formules appropriées. Partout où elles passent, elles laissent derrière elles un trouble profond dans les intelligences, un vide dans les consciences. Ce qu’il faut appréhender le plus dans cette influence néfaste, ce n’est pas qu’elle amène la société à douter de son droit, du droit qu’elle exerce en vertu d’une délégation supposée ou consentie des libertés individuelles dont elle s’est engagée à régler et garantir l’accord. La société sait bien que l’exercice de ce droit est pour elle une question de vie ou de mort, une de ces conditions de sélection naturelle, vraie pour les peuples comme pour les espèces, et ce qui doit rassurer, c’est devoir que ni M. Mill, ni M. Littré, ni même M. Moleschott, en dépit de leurs principes, ne conseillent à la société de se dessaisir de ce droit redoutable et sauveur. Ce qui est vraiment à craindre, c’est que par toutes ces négations accumulées on n’arrive à ébranler l’idée de la responsabilité dans la conscience des individus. Le mal est déjà fait pour la conscience des masses. De terribles exemples nous ont montré que les crimes des foules semblent n’être pas des crimes, et que les responsabilités collectives ne paraissent pas lourdes à porter. Le mal serait irréparable, s’il venait à s’étendre aux responsabilités individuelles ; un peuple serait bien près d’être perdu le jour où le plus grand nombre des citoyens qui le composent ne verraient plus dans la responsabilité morale qu’un reste de superstition, et dans la pénalité qu’un artifice légal, imaginé pour protéger des intérêts.


E. CARO.