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Dès son arrivée en Prusse, Bunsen fut singulièrement frappé de l’irritation générale du pays contre l’assemblée nationale de Francfort. Son témoignage n’est pas suspect ; on sait combien il était sympathique à l’œuvre de l’unité allemande et aux législateurs qui s’efforçaient de la mener à bonne fin. Le 3 août 1848, il écrit de Berlin à sa femme : « J’ai vu hier notre cher monarque, nous avons causé quatre grandes heures sur des sujets importans, avec la confiance, l’entière confiance des anciens jours. A plus tard, et de vive voix, tous les détails… La Prusse, dans sa colère contre Francfort, se dresse comme un seul homme. L’affaire est mal conduite à Francfort. » Comme un seul homme, c’était peut-être trop dire ; il y avait à Berlin des hommes que les procédés du parlement de Francfort à l’égard de la Prusse ne blessaient pas dans leur patriotisme particulier, c’étaient les condottieri de la révolution universelle, très visibles dès lors à Berlin. Ils faillirent se rencontrer le 6 août 1848 dans les rues de la ville avec des paysans des environs, venus tout exprès pour protester contre eux, et la collision aurait pu être sanglante. Ne croyez pas que ce fût seulement la protestation des hommes d’ordre contre les hommes d’anarchie ; c’était surtout, chose curieuse, la protestation du sentiment prussien particulier contre les idées d’unité, ou plutôt, comme ils disaient eux-mêmes, de promiscuité allemande. Des orateurs de club et des meneurs d’ouvriers à Berlin avaient organisé pour le 6 août une grande manifestation germanique ; on devait traverser la ville et monter au Kreuzberg avec des bannières rouge, noir et or, en chantant un chant à l’unité allemande arrangé d’après les strophes de Maurice Arndt, si célèbres depuis 1813 « : Quelle est la patrie de l’Allemand ? Was ist des Deutschen Vaterland ? » En apprenant cela, des paysans du Brandebourg résolurent de se rendre ce jour-là même au Kreuzberg avec les bannières prussiennes et la croix de la landwehr. Ils s’y portèrent en effet au nombre de 4,000. Heureusement pour les uns et les autres, les paysans arrivèrent deux heures avant les ouvriers, ou peut-être les gens des clubs, prévenus à temps, arrivèrent-ils deux heures trop tard ; quoi qu’il en soit, il n’y eut pas de rencontre. Les paysans firent leur procession prussienne, prononcèrent leurs discours prussiens, chantèrent leurs chants prussiens et s’en retournèrent chez eux. Deux heures après, les clubistes firent leur procession allemande, prononcèrent leurs discours allemands, chantèrent leurs chants allemands et rentrèrent à Berlin. Par ces détails et d’autres encore que nous fournissent les lettres de Bunsen, on voit que, malgré l’agitation continuelle des rues de Berlin pendant cette période, le sentiment prussien particulier soutenait Frédéric-Guillaume IV contre les entreprises trop germaniques du parlement de Francfort.