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y verrait qu’un tel langage ne saurait être inspiré par le simple et pur amour des lettres, qu’il n’y a que l’intérêt personnel qui puisse entraîner un homme à de tels excès. Je vais plus loin, je passe sur ses apostrophes et les excuse par l’idiosyncratique irritabilité d’un tempérament de vieillard malade ; mais la perfidie, comment ne pas la voir, la relever, comment ne pas dénoncer le traducteur volontairement infidèle qui fausse les sens de parti-pris, altère les textes et semble ne se proposer qu’un but : appeler le ridicule sur l’auteur qu’il s’est donné à tâche de faire connaître ? Voltaire savait l’anglais mieux que pas un Français de son temps. Il a même sur ce point la véritable ostentation du dilettante. Nous le voyons, à son retour de Londres, tellement anglisé qu’il en a, dit-il, perdu l’usage d’écrire en français et panache ses lettres de familiarités britanniques. « Je serais fort aise d’avoir votre avis sur ce que je dis de Milton : Your lot is to be eloquent in every language, and master of every science, etc. » Comment supposer qu’un pareil esprit, avec les lumières d’information de toute espèce que nous lui connaissons, puisse de bonne foi imputer à Shakspeare les sottises qu’il lui prête :


Good friends, go in and taste some wine with me !


dit Jules César aux conjurés, et Voltaire, sans rien vouloir comprendre au sens moral de ces paroles, qui dans la pensée du poète sont là pour aggraver encore la situation des conjurés en nous les montrant comme violant, vis-à-vis de César, les plus saintes lois de l’hospitalité, Voltaire ne rougit pas de traduire l’invitation du dictateur à ses amis par ce vers grotesque :

Allons tous au logis, buvons bouteille ensemble.

Ce n’est pas tout. Ces mots, ainsi que tant d’autres également travestis à plaisir, reviendront ensuite dans sa controverse, et il vous demandera du plus grand sérieux si ce n’est point le comble de la barbarie de faire dire à César parlant à Brutus et à Cassius : « Allons boire bouteille ! » Une autre fois, citant la dernière scène d’Othello, il en supprimera soigneusement les passages qu’il a placés lui-même dans la bouche d’Orosmane et accusera publiquement d’avoir pillé Zaïre le traducteur français venant rétablir le texte de Shakspeare dans son intégrité. N’écrit-il pas, après la première version d’Hamlet publiée, que son Ériphyle et sa Sémiramis ont mis les spectres à la mode ?

Cette traduction en vers libres de Jules César fut œuvre de vengeance provoquée sans aucun doute par les ennuis que le sujet avait jadis valus à Voltaire. Son motif était de se faire innocenter