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Cette bile empoisonna ses derniers jours ; il semblait ne plus vivre que pour la propagation de sa haine. Ses lettres à ses amis fulminent d’invectives : « cet abominable Shakspeare ! ce Gilles de foire ! ce grossier bouffon, ce saltimbanque ! » Sa rage l’étouffe, il vous saisit au collet pour la répandre. « J’en parle toujours, parce que j’en suis plein ! » Le roi, la reine, les princesses du sang, qui n’invoque-t-il pas au secours des héros de la patrie menacés par cet histrion barbare ? Il dénonce son œuvre à la police comme un amas d’obscénités à faire brûler par la main du bourreau, force Lekain à refuser le rôle d’Hamlet dans la pièce de Ducis sous prétexte qu’il n’y a là qu’un mauvais rifacimento de Sémiramis. Heureusement que tout n’est point roses en ce vilain métier. Un jour, à l’appui de ses diatribes, Voltaire imagine d’envoyer au cardinal de Bernis des morceaux de Shakspeare et de Caldéron, et cet homme de goût, au lieu d’abonder dans la dérision, lui répond par ces paroles d’un parfait bon sens et contenant la meilleure leçon qu’un malavisé puisse recevoir : « il faut pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu’elles sont, n’ennuient point, et je vous dirai à ma honte que ces vieilles rapsodies, où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentimens fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres. » Mme Du Deffand en pareil cas fit même réponse, et Voltaire en fut pour sa double nasarde.

Son mémoire adressé à l’Académie nous le montre au paroxysme du délire. J’entends dire chaque jour que le niveau moral s’abaisse ; qui parle ainsi ? Des gens à qui les scandales du passé crèvent les yeux. Le 26 juillet 1756, Voltaire envoie au secrétaire de l’Académie un factum tellement diffamatoire, obscène et révoltant, que d’Alembert, pour consentir à le lire en séance publique « et devant des dames, » exige des suppressions et des variantes. Voltaire s’y refuse, tout au plus permet-il qu’on efface le nom de Letourneur. Quant aux obscénités, elles seront maintenues dans le texte ; seulement l’orateur aura la faculté de ne point les prononcer : à chaque mot infâme que la période amènera, il suspendra la mesure, prendra son temps, et l’effet ne pourra qu’y gagner, « parce que l’assemblée entendra beaucoup plus de malice qu’on ne lui en dira. » Voilà tout ce que le poète du goût et des bienséances accorde à la susceptibilité d’un auditoire composé d’hommes comme il faut et de femmes du meilleur monde, et il ajoute : « Surtout ne supprimez rien au passage où je demande justice à la reine, car c’est pour la nation que le combats. » Triste spectacle, ce vieillard moribond, rédigeant des invectives qu’il n’a plus le souffle de venir débiter, et ricanant dans la coulisse des turpitudes qui se déclament en son