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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/431

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d’Artois rappelle en bien des points Mademoiselle de Belle-Isle, et l’analogie entre la comédie d’Alexandre Dumas et le roman du XIVe siècle est des plus frappantes. Y a-t-il eu imitation ou rencontre fortuite? Dumas, comme Molière, a-t-il pris son bien où il le trouvait ? Nous ne saunons le dire; mais, s’il y a eu simplement rencontre, il faut convenir que les jeux du hasard sont pour le moins aussi singuliers que les jeux de l’amour.

Le roman d’Amis et d’Amiles repose sur un fait historique[1]. Deux vaillans chefs de l’armée de Charlemagne, remarquables par leur ressemblance et liés depuis leur enfance par une étroite amitié, avaient été tués pendant la guerre de Lombardie, au combat de Mortere. L’église lombarde, opprimée par Didier, consacra la mémoire des deux guerriers morts pour sa cause; elle rédigea leur martyrologe : la Vie des saints martyrs Amis et Amiles. Les conteurs s’emparèrent du martyrologe, comme Corneille s’est emparé de la vie de saint Polyeucte, et la légende des deux frères d’armes fit le tour de l’Europe, car au moyen âge la littérature était comme le domaine commun de tous les peuples. Le dévoûment de l’amitié poussé jusqu’aux dernières limites du sacrifice et de l’abnégation, telle est la donnée générale du roman que l’on pourrait appeler une variante chrétienne de l’épisode de Nisus et d’Euryale. Après de nombreuses péripéties où les deux compagnons se dévouent l’un pour l’autre, Amis devient lépreux. Un ange lui apparaît pendant nuit. — Je suis Raphaël, dit-il, l’ange du Seigneur, qui vient t’apporter le remède de tes maux. Tu diras à Amiles, ton compagnon, qu’il tue ses deux enfans; tu te laveras avec leur sang, et tu seras guéri. — Il ne convient pas, répondit Amis, que mon compagnon commette un meurtre pour me rendre la santé. — L’ange lui dit : — Il faut qu’il en soit ainsi, — et il s’envola. Le pauvre lépreux ne pouvait comprendre qu’un ange fût descendu du ciel pour lui apporter un ordre aussi cruel; il en fit part à son compagnon. Alors Amiles commence à pleurer dans son cœur, et se dit en lui-même : — Amis s’est présenté devant le roi Charles pour mourir à ma place; pourquoi ne tuerais-je pas mes enfans pour lui? Il m’a gardé sa foi, pourquoi ne lui garderais-je pas la mienne? Abraham fut sauvé par la foi, les apôtres ont soumis les royaumes par la foi, et Dieu dit dans l’Evangile : « Vous devez faire aux autres ce qu’ils font pour vous. »

Amiles prit son épée, s’approcha du lit où dormaient ses enfans, se pencha sur eux, versa d’abondantes larmes et s’écria : — A-t-on

  1. Ce roman est reproduit dans les Nouvelles françaises en prose du treizième siècle, publiées par MM. Moland et d’HéricauIt, 1 vol. in-18; Paris 1856.