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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/942

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Melqarth, revêtu de la pourpre, était suffète. A Comana du Pont, deux fois l’an, aux sorties de la déesse, les pontifes ceignaient le diadème et recevaient les premiers honneurs après le souverain. Strabon ne vit pas moins de six mille hiérodules en cette dernière ville ; il y en avait autant à Comana de Cappadoce. Les serfs du temple, qui font songer aux serfs de nos grandes abbayes du moyen âge, cultivaient le territoire sacré. L’archigalle était une sorte de puissant abbé. Des mercenaires faisaient respecter les frontières de ses domaines et gardaient le trésor du sanctuaire. Dans sa petite cour de prêtres, de lettrés et d’artistes, il menait l’existence d’un prince, mais avec moins de faste et plus de véritable élégance.

Que rien n’ait survécu des antiques civilisations de l’Asie-Mineure, qu’aucun monument considérable, aucun recueil d’hymnes, aucune épopée, aucun livre d’histoire ou de philosophie, ne soient venus jusqu’à nous, c’est là certes un indice évident de la médiocrité intellectuelle des diverses races humaines qui ont vécu dans cette contrée. Rien ne passe en ce monde que ce qui n’était point fait pour durer. Si la Lydie, la Phrygie, la Lycie ou la Cappadoce avaient enfanté quelque œuvre comme l’Iliade ou le Parthénon, le souvenir au moins n’en serait pas tout à fait évanoui ; mais non, tout est rentré dans la nuit éternelle. Même en admettant que Crésus soit un personnage vraiment historique, il n’était pas de la lignée des Cyrus, des Alexandre, des César : loin de servir le développement de la civilisation générale, il l’eût arrêté pour quelques siècles, s’il avait vaincu les Perses.

La part des peuples de l’Asie-Mineure dans l’histoire de la civilisation serait donc assez faible, s’ils n’avaient servi d’intermédiaires entre l’Orient et l’Occident et propagé chez les Aryens de l’Hellade et de l’Italie, avec les traditions de l’art et les procédés de l’industrie, tous les élémens de la culture supérieure des grands empires de la vallée du Tigre et de l’Euphrate. On pensa très peu, au nord aussi bien qu’au midi de la péninsule. On vécut beaucoup, non sans fines élégances, dans les belles contrées de l’Hermos et du Méandre. Toute la philosophie de l’histoire de l’Asie-Mineure tient en trois mots. On les lisait, à Anchiale de Cilicie, sur la statue de Sardanapale, le fondateur mythique de Tarse. On les retrouve gravés sur une belle stèle funéraire de l’ancienne ville de Kotiaïon, en Phrygie, dont M. George Perrot a copié l’inscription formant cinq vers ïambiques : « Je suis bourgeois de deux villes, concitoyen des illustres Prymnesséens et des sages Kotiéens, pupille de Zotichos, Léonidès, surnommé Psophas. Voici ce que je dis à mes amis : Livre-toi au plaisir et à la volupté, vis ; il te faudra mourir. — Bois, jouis, danse. »


JULES SOURY.