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saurait-on mieux répondre que par le mot de Sieyès sur le tiers-état. Qu’était-ce avant Rousseau que la passion dans le roman ? Rien. Que doit-elle être ? Tout ! La galanterie est d’essence aristocratique, la passion est peuple, et c’est désormais à la passion que nous allons avoir affaire. La conception du sentiment au XVIIe siècle diffère entièrement de cet idéal nouveau. L’amour, au temps de Louis XIV, est avant tout le produit le plus délicat, le plus exquis de la civilisation. Il vit de convenances, d’étiquette, il a son programme des cérémonies. En dehors d’un certain style et d’une certaine culture d’esprit, il n’y a pas de femme, — et sans la femme point d’amour ; de là dans les mœurs et la littérature une décence, une politesse imperturbables ; tout ce qui voile la pensée l’ennoblit, et la périphrase seule rend acceptable la passion. De la Princesse de Clèves aux comédies de Marivaux, tous les amoureux se ressemblent ; ce sont gens de la même famille et du même air ; ils se cherchent, s’évitent, se retrouvent, meurent ou se marient sans que jamais la question sociale intervienne dans leurs affaires, et jamais on n’a vu dans ce monde-là qu’une jeune patricienne se soit éprise d’un plébéien : art charmant et aristocratique qui vous captive d’autant plus que vous le sentez disparaître ! Ces femmes, — grandes dames et soubrettes, — dont la sensiblerie à mille grâces, en sont-elles moins femmes pour se maniérer ? Le mimosa, pour sa délicatesse chatouilleuse, en est-il moins naturel ?

Le conventionnel de ce roman, de ce théâtre, de ce style, règne sur tout le siècle : chacun le touche, le coudoie ; ce qui fait qu’il ne blesse personne. Regardez bien, et jusque dans Mozart vous ressaisissez Watteau ! Est-ce une fille des champs, cette Zerline en jupons courts, en fins souliers à talons rouges, qui, son chapeau de bergère au bras, un œil de poudre dans ses cheveux, lance au parterre en minaudant ses jolies gammes emperlées ? Ouvrez la Nouvelle Héloïse, — c’est un autre monde. L’action, le style, le décor, tout change. Adieu l’éternel solennel du grand siècle, les érotiques badinages de la régence, adieu Mme de La Fayette, Marivaux, Crébillon fils ! Nous ne sommes plus à Versailles, dans « les appartemens » ou dans le boudoir d’un Brimborion quelconque, nous sommes à Clarens, en plein canton de Genève : près de nous, la source du Rhône écumant, mugissant, mêlant sans les confondre ses nappes transparentes à l’Arve grisâtre et neigeux ; au loin, le Mont-Blanc gigantesque entre ses deux pics des Alpes. Au coucher du soleil, un rosé tendre baigne les cimes glaciales, qui tantôt, après avoir passé par le violet du crépuscule, bleuiront au lever de la lune. « Insensiblement la lune se leva ! » Remarquons, admirons tout de suite cette influence magique du pittoresque sur le style. Il semble que la