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parfaitement déraisonnables et tout entachées nécessairement de cette imperfection inhérente aux œuvres de l’homme. La société a donc ses lois qui, justes ou fausses, ont le tort de ne distinguer personne et de ne tenir aucun compte de l’individu.

La règle, étant commune, est inflexible, et veut de chacun des sacrifices continuels. Je prends pour exemple la langue que je parle et que j’écris. Cette langue nous est propre à tous, et, lorsqu’il s’agit de nous exprimer, nous n’avons mieux à faire que de nous en servir. Là commencent les restrictions, les sacrifices, et souvent beaucoup plus pénibles qu’on ne l’imagine, — car enfin cette expression que j’emploie, je ne puis la créer à ma guise, force m’est de la prendre comme je la trouve, dût-elle affaiblir ma pensée ou l’exagérer ; la nuance dont j’ai besoin pour le sentiment qui m’anime, pour la couleur de mon récit ou le mouvement de ma phrase, tout au plus si la langue une fois sur mille me l’aura fournie. Soyez donc original avec cela ! Notre discours n’est jamais qu’une sorte d’approximation, et quand nous touchons à la plume, c’est bien pire. Quel écrivain n’a connu ce supplice de Tantale ? Vous avez beau forger des artifices, vous ingénier en tournures nouvelles, accoupler les mots diversement, vous sentez partout l’étau qui vous étreint, la légalité qui vous tue. La société, comme la langue que nous parlons et que nous écrivons, nous est commune à tous. De là sa tyrannie ; l’homme de génie naît son sujet, et n’a qu’à se soumettre sans les discuter à sa morale, à ses principes. Alors que tant d’aspirations le poussent à la recherche, à la conquête de certaines vérités pressenties, il se trouve enserré dans un cercle de vérités sociales consenties d’avance qui s’imposent à lui bon gré mal gré.

Mme de Staël possédait par excellence ce don de fixer le relatif, — sans jamais perdre de vue certains types indiscutables, — et de savoir tenir compte à chaque race, à chaque peuple, de ses notions particulières sur l’art et la poésie. En ce sens, personne mieux que cette femme illustre n’a aidé à la culture intellectuelle en l’Europe. Elle fut la première à comprendre et surtout à faire comprendre que le goût n’est point un, qu’il y a des modes et des variétés en toutes choses, et que, pour un Anglais comme pour un Allemand, pour un Espagnol comme pour un Italien, ce n’est pas toujours nécessairement se tromper que de ne point penser, composer, écrire comme un Français. Le livre de l’Allemagne renferme à ce sujet des considérations de l’ordre le plus élevé, des vues très littéraires et très humaines, car cette relativité, avant d’être dans les arts d’une nation, est dans ses mœurs. Voyons-nous par exemple tous les peuples se faire une égale idée du bien-être, et pour l’habitant du nord forcé de. se défendre contre la neige et le froid, les