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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/375

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générale est obscure et se prête difficilement à l’analyse. On est sur les confins de toutes les philosophas, sans savoir précisément à laquelle on a affaire. N’était la langue sévère, quelquefois même ardue de l’auteur, on serait tenté de dire qu’une telle philosophie appartient plutôt au domaine de la poésie qu’à celui de la science. Ce qu’on ne peut lui refuser, c’est de s’emparer fortement de l’imagination. Les esprits nets et exacts ont de la peine à entrer dans cette manière de penser et de dire ; mais ils sont les premiers à en subir le prestige.

Autant qu’on peut résumer une pensée flottante et légèrement nuageuse, nous croyons pouvoir dire que toute la philosophie de M. Ravaisson est dominée par la distinction fondamentale, empruntée à Aristote, de la matière et de la forme, — la matière correspondant à peu près à ce que dans les écoles modernes, on appelle la substance, et la forme à ce qu’on appelle les attributs ; mais, tandis que dans la philosophie moderne la substance ou substratum semble être le fond même de la réalité et l’être vrai, pour Aristote au contraire et pour M. Ravaisson c’est dans la forme, dans l’essence, c’est-à-dire dans les attributs de l’être, qu’est la réalité proprement dite. Qu’importe en effet que le Jupiter olympien soit en marbre ? Ce n’est pas là ce qui en fait la beauté ; sa beauté est dans la forme dont il est revêtu, et cette forme est la figure d’un dieu. La matière n’est donc que la condition de la réalité, elle n’en est pas le fond. Plus il y a de réalité dans les choses, moins il y a de matière, et dans l’absolue réalité toute matière, c’est-à-dire toute substance, doit s’évanouir. D’après ces vues tout aristotéliques, M. Ravaisson tend à supprimer en philosophie la notion de substance, c’est-à-dire du substratum mort et nu auquel viendraient s’ajouter, comme accessoires, les attributs des choses.

On comprend de quelle valeur pourrait être une telle vue, si elle était expliquée, défendue et développée. Toute la force du matérialisme par exemple réside dans l’importance, exagérée peut-être, qui a prise en philosophie la notion de substance. Supprimez cette notion, et le matérialisme n’a plus de fondement ni de raison d’être ; mais, justement parce que cette négation de l’idée de substance est fondamentale, on voudrait la voir établir sur des raisons précises et fortement démontrées. Au contraire ce n’est qu’en passant par quelque parenthèse hardie et décisive que notre philosophe écarte l’idée de substance ; ne lui demandez aucune discussion sur ce point. Est-ce même là un des points essentiels de sa doctrine philosophique, ou l’une de ces vues conjecturales que les philosophes hasardent quelquefois, sans se soucier de ce qu’elles deviennent ? C’est ce qu’on ne saurait décider. Les maîtres de la