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faites à ce propos : « je bâtirai cette tour, qui qu’en grogne. » Les bourgeois déçus se vengèrent du duc en répétant sa réponse avec une affectation ironique; de la soudure opérée par une prononciation rapide entre les dures syllabes dont elle était composée, il résulta un nom propre analogue à ces agglutinations géologiques mal venues qu’on appelle poudingues en langage scientifique, et c’est ainsi que la tour de Pierre de Beaujeu fut baptisée Quiquengrogne, nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Les bourgeois de Bourbon n’avaient certainement voulu créer qu’un sobriquet ridicule, mais leur ironie, manquant son coup, rencontra dans ce mot hargneux de son comme de forme le nom propre qui définit le mieux cette tour et peint avec le plus de relief sa situation redoutable. La forte imagination de Victor Hugo paraît avoir été tentée un moment par ce nom à forme de Quasimodo et de Triboulet, car dans les vieux catalogues de librairie je trouve annoncé pendant plusieurs années de suite comme étant en voie d’impression un certain roman de la Quiquengrogne, dont il n’a probablement jamais existé que le titre. C’était le temps où le poète aimait à promener ses rêveries à travers les formes substantielles du passé; qui aurait pu prévoir que, se détournant de ce vaste champ, où était son vrai domaine, il se laisserait fasciner par les fantômes d’un avenir aussi trouble que vague et mal défini dont il semble que son imagination plastique par excellence aurait dû s’écarter par défaut de naturelle affinité?

A l’autre bout de ce mamelon allongé s’élèvent trois tours rondes reliées entre elles par une superbe maçonnerie; c’est l’extrémité du château comme la Quiquengrogne en était la tête. Ces quelques ruines, qui éveillent le sentiment d’une robuste élégance, suffisent amplement pour faire comprendre quelle était la beauté et la force de cet édifice, qui fut reconstruit, rajeuni et agrandi à la belle époque de l’architecture militaire féodale, c’est-à-dire aux XIVe et XVe siècles. Elles faisaient partie de l’héritage du dernier prince de Condé; M. le duc d’Aumale en est donc le propriétaire actuel. J’ai tort peut-être de dire que le duc en est le propriétaire, car elles appartiennent bien plus réellement au gardien qui les montre et qui en retire tout le bénéfice que peut rapporter cette singulière propriété, c’est-à-dire les pourboires dont les visiteurs veulent bien le gratifier. Ces ruines sont véritablement le fief de ce paysan, et qui plus est un fief héréditaire. Son grand-père et son père les montraient avant lui, et comme il n’a eu d’autre fils qu’un jeune soldat qui, lorsque je visitais Bourbon, était en train de mourir d’une fièvre contractée en Cochinchine, après lui ce fief pittoresque passera à une branche collatérale de la famille représentée par un neveu, et ce sera alors comme la maison de Montpensier succédant à la première maison de Bourbon.