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chandises de Nagoya aillent gagner le port de Yoka-its de l’autre côté de la baie. Tant que les Japonais ne faisaient que du petit cabotage côtier avec de frêles embarcations, tout alla bien pour notre capitale provinciale ; aujourd’hui que le commerce entre les divers ports du Japon se fait en grande partie par steamers (achetés, Dieu sait à quel prix, des Européens), Nagoya se meurt. Le maire de la ville nous reçut avec une politesse de bon ton, se mit entièrement à notre disposition, et nous indiqua comme le meilleur un hôtel japonais sur la porte duquel nous ne fûmes pas peu surpris de voir écrits en caractères européens ces mots : Hôtel du Progrès. Un seul Européen jusqu’ici avait pénétré à Nagoya ; c’était un professeur français qui, après avoir résidé dans cette maison, lui a laissé ce titre, presque justifié d’ailleurs, car on y trouve une table pour manger, quelques chaises pour s’asseoir, et un service de table à peu près complet. C’était la première fois depuis notre départ de Tomyoka qu’il nous était donné de jouir d’un tel luxe ; mais, ce qui valait mieux encore, nous trouvâmes un blanchisseur, un boulanger et un semblant de vin. Il était temps de nous l’avouer, maintenant que le mal allait être réparé, ces trois élémens faisaient terriblement sentir leur absence. Avec les transpirations inévitables par une température si élevée, le linge que contenaient nos valises était épuisé ; notre provision de pain, faute de soin, s’était moisie, et nous voyions avec une anxiété poignante notre stock de biscuits toucher à sa dernière limite. Quant au vin, nous avions dû nous rationner, sans aucun espoir cependant d’en avoir jusqu’à Kioto, où l’on devait en trouver à coup sûr. Ce fut donc une joie pour la caravane de trouver sous le nom de Saint-Estèphe une caisse de liquide rouge fortement alcoolisé qui simulait le vin.

La première occupation du voyageur dans toutes les villes du Japon, c’est de bibeloter. Cette manie devient ici un besoin irrésistible, et nous subîmes la loi commune. La boutique de l’Alphonse Giroux de l’endroit, magasin par excellence de tous les beaux cloisonnés, reçut plusieurs fois notre visite, et, quand vint le quart d’heure de Rabelais, nous nous aperçûmes que notre escarcelle s’y était bien allégée. C’est qu’on est ici sur la terre classique du bibelot, je ne dis pas de l’art. Si on trouve en effet en toutes choses une sobriété et un goût parfaits, le fini des détails, la patience de l’invention, on ne tarde pas à s’apercevoir de l’absence d’idéal, à constater que l’extrême Orient n’a pas le sentiment du beau simple et naturel, et qu’il cherche ses effets dans l’énorme, le bizarre, l’inattendu, le monstrueux même. On reste étonné, confondu, devant ces statues colossales, ces temples chargés d’or, ces prodiges de patience et de fini matériel qu’on rencontre à chaque pas dans tout l’Orient, mais il ne se dégage de tout cela aucun de ces élans dont on se sent