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elles sont vaines et mortes, les actions humaines qui manquent de ce puissant levain. — Je ne veux pas vous dégoûter de répandre des bienfaits. Outre que c’est une chose généreuse et qui procède d’une belle âme, un bienfait est quelquefois largement reconnu. Il est de plus permis de penser que cette puissance qui est au-dessus des hommes se plaît aux actions nobles, et ne permet pas qu’elles restent toujours sans récompense. — Si vous rencontrez un homme qui soit naturellement porté vers le mal plutôt que vers le bien, dites hardiment que c’est non pas un homme, mais un monstre ou une brute, car il fait exception. — C’est une triste chose en ce monde de ne pouvoir conquérir le bien sans devoir passer par le mal. — Les états et les cités sont mortels, puisque, par épuisement ou par accident, toute chose doit périr. Celui qui assiste à la mort de sa patrie ne doit accuser que son propre malheur. La patrie subit ce qui est sa destinée ; mais bien à plaindre est celui qui est né dans le temps marqué pour une telle infortune. — Ô Dieu ! combien sont plus nombreux pour notre république les symptômes de chute que les causes de durée ! — Je ne saurais croire que Dieu permette aux fils de Ludovic Sforza de jouir en paix de l’état de Milan. Ce n’est pas seulement que son usurpation a été scélérate, c’est, bien plus, qu’elle a été la cause de la ruine et de l’asservissement de l’Italie. »

Voilà, de la part de Guichardin, de très nobles accens, dus à la générosité de l’âme, au patriotisme et, en dernier lieu, à un cri de la conscience. Le voilà invoquant la justice céleste contre Ludovic le More, qui a le premier appelé les étrangers sur le sol de la patrie. Comment donc lui-même a-t-il pu consentir à se mettre au service des oppresseurs de l’Italie ? C’est qu’il a manqué de cette force morale sans laquelle on est le jouet de la fortune et des circonstances. Il s’est contredit et démenti ; il a été l’homme de son temps à ce point que sa propre vie en a reproduit les vicissitudes, active et généreuse quand l’ardeur commune et la lutte suffisaient à l’animer, inerte et blâmable quand le poids de la décadence générale a commencé de peser sur elle. Nous avons dit que ses Ricordi appartenaient non pas à telle ou telle période de son âge, mais à toutes également. Rappelons-nous donc, pour les opposer à lui-même, les protestations de son propre cœur. Il a aimé la gloire, il a aimé sa patrie, à laquelle, dans sa grande Histoire, il a élevé un monument durable de filial respect : le souvenir de ces deux sentimens doit plaider en sa faveur. Il a de plus cruellement expié par les amertumes et les déceptions de sa fin un scepticisme contre lequel, au milieu de sa carrière, il avait déjà noblement réagi.


A. Geffroy.