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le goinfre et le bohème, qui remplace le comique par le trivial et le burlesque. Né dans un temps où les fous des rois commençaient à passer de mode, il fut chargé d’amuser Louis XIV enfant; mais la cour ne pouvait convenir à son humeur vagabonde, et, comme les trouvères du moyen âge, il se mit à courir les châteaux en compagnie de deux prétendus pages, quêtant avec des sonnets et des dédicaces des habits et des dîners, tantôt fêté, tantôt éconduit, et, comme il le dit lui-même, « mâchant souvent à vide. » Décrié pour ses mœurs et discrètement voleur quand il en trouvait l’occasion, il eut de nombreux démêlés avec la justice sans perdre jamais sa gaîté, et, tandis qu’il mangeait dans les prisons le pain du roi, il se consolait en travaillant à l’Enlèvement de Proserpine et à l’Ovide en belle humeur, parodies du poème de Claudien et des Métamorphoses. De tous ses ouvrages, les Aventures burlesques sont le seul dont on se souvienne aujourd’hui. On leur a même fait dans la Bibliothèque elzévirienne les honneurs de la réimpression, et, si l’on tourne impatiemment bien des feuillets sans les lire, on est du moins arrêté çà et là par quelques pages agréables. C’est surtout lorsqu’il raconte ses mésaventures culinaires que d’Assoucy se montre véritablement écrivain; mangeur infatigable plutôt que gastronome raffiné, il ne célèbre pas, comme Berchoux ou Brillat-Savarin, les délicatesses de la table : il préfère les gros morceaux aux morceaux friands, les dîners: solitaires aux dîners d’apparat. Une épaule de mouton et la liberté lui plaisent mieux que les cailles farcies et les perdrix rouges qui défilent six par six au milieu des gênantes solennités de l’étiquette sur la table des grands, « où les sauces, si excellentes qu’elles soient, paraissent toujours insipides, parce qu’il y manque cette sauce des sauces qu’on appelle l’appétit, où l’on ne commence à manger que quand les viandes sont froides, où, dans la presse qui s’y rencontre, on a grand’peine à trouver pour fa moitié d’une cuisse la moitié d’un siège; le plaisir d’honorer ses amis à sa table surpasse d’ailleurs infiniment celui d’être honoré à la table des autres, car il n’est pas de plus grand plaisir au monde que de commander dans son petit empire, d’y être maître de son plat, d’y recevoir au sortir de la broche une éclanche de mouton toute fumante, et, la dissection faite, d’en voir les morceaux nager dans une chopine de jus. » Cette critique des grands dîners n’est pas seulement la protestation fantaisiste d’un goinfre, c’est aussi une vive satire contre les mœurs du temps. L’art de manger était poussé au XVIIe siècle à la dernière limite. Tandis que le peuple mourait de faim, la noblesse et la riche bourgeoisie déployaient un luxe de table vraiment insensé. On payait les primeurs un prix fabuleux. En 1663, les premiers petits pois qui parurent sur le marché furent achetés 100 fr.