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Un fait donnera l’idée de l’acharnement de la lutte et des ravages qu’elle a causés dans les districts pacifiés : d’après les statistiques officielles, la population du département central, qui forme le tiers de l’île, se trouve réduite à 75,000 âmes, blancs et noirs compris. Les pertes des péninsulaires sont également très considérables. Chaque mois, presque chaque jour, arrivent d’Europe de nouveaux renforts, plus de 25,000 hommes par an ; là-dessus, sans parler du feu, le climat, le choléra, la fièvre jaune, toutes les maladies des pays chauds, prélèvent régulièrement la moitié, et cependant la campagne active ne dure guère que trois mois, de décembre à mars. Au 1er  février 1871, la presse de Madrid avouait une perte de 30,000 soldats et de 1,748 officiers ; le chiffre a plus que doublé aujourd’hui.

Ces efforts, jusqu’ici stériles, l’Espagne peut-elle les renouveler longtemps ? peut-elle surtout en attendre un meilleur succès ? Un Espagnol écrivait en 1821, à propos de la révolte des Amériques, dans un curieux mémoire adressé aux cortès : « Nos expéditions, pour n’être pas infructueuses, ont besoin de vaincre, et ces victoires sont cause de leur ruine. Ne nous y laissons pas tromper : pour étouffer la révolte de nos colonies, il faudrait avoir un pont de navires entre l’Espagne et chacun des foyers de l’insurrection ; il faudrait constamment des armées en Amérique, des armées en chemin, et dans la Péninsule des armées prêtes à partir ; il faudrait enfin une coalition de l’Europe entière en notre faveur, et malgré tout, avec le temps, l’Amérique arriverait à être indépendante. Quand bien même il serait possible d’en finir avec tous les Américains, il n’en serait pas de même avec l’insurrection, parce que les fils de nouveaux colons aimeraient ce sol, leur sol natal, et combattraient contre leurs pères mêmes pour le faire indépendant et se délivrer, eux aussi, de toute oppression. » Ces paroles sont également vraies pour Cuba ; en vain l’Espagne cherche-t-elle encore à prolonger la lutte ; en vain le maréchal Serrano, comme tous ses prédécesseurs, à peine parvenu au pouvoir, s’engage-t-il à régler promptement la question des Antilles. Affaiblie par les dissensions intestines, ruinée par les erreurs ou les concussions de ses gouvernans d’un jour, sans argent, sans crédit, la patrie de Pizarre et de Fernand Cortez n’a plus même assez de soldats pour maintenir l’ordre chez elle et réprimer les tentatives révolutionnaires des divers partis. Du nord au sud, la guerre civile désolant les provinces, et partout, dans le peuple, dans les administrations, jusque dans l’armée, la corruption, l’indiscipline et l’anarchie. Cela établi, est-il possible de mettre un terme à l’insurrection cubaine, si vivace. si lointaine aussi ? Est-il possible surtout d’assujettir le pays après l’avoir vaincu ? Les Espagnols eux-mêmes n’oseraient l’affirmer.