européenne dépendent en grande partie du degré d’instruction qu’auront atteint les Russes dans cent ans d’ici. Avant un ou deux siècles au plus, l’empire russe sera l’état prépondérant en Europe, parce qu’il possède d’immenses espaces où 300 millions d’habitans pourront vivre à l’aise, tandis que la croissance des autres pays sera nécessairement limitée par l’étendue restreinte de leur territoire. Si la masse de la population russe demeure ignorante, la forme du gouvernement restera inévitablement une autocratie militaire, et en ce cas cette colossale puissance, aux mains d’un souverain absolu, sera une menace permanente pour la liberté de l’Europe, car on ne peut compter sur une succession de souverains sages et amis de la paix comme l’empereur actuel. Le sort de l’Occident sera à la merci des caprices d’un monarque commandant des armées de 3 ou 4 millions d’hommes. Si, au contraire, les lumières se répandent assez vite pour que la Russie se transforme en un état libre et constitutionnel au moment où elle sera assez forte pour dominer l’Europe, le danger pour la civilisation aura disparu, car un peuple n’a jamais intérêt à faire des conquêtes, ou à imposer ses volontés à des populations asservies. C’est là une vérité si évidente qu’elle finira par être comprise. Supposez la Russie arrivée au niveau de l’Angleterre ou des États-Unis ; il n’y aurait même plus lieu de craindre de lui voir étendre ses frontières sur des pays moins civilisés qu’elle. Les défenseurs de l’ancien système de l’équilibre européen y trouveraient sans doute à redire ; mais au point de vue général de l’humanité il n’y aurait pas à le regretter. Faisons donc des vœux pour que le gouvernement russe ne recule plus devant les sacrifices nécessaires pour répandre largement l’instruction. C’est l’avenir de la liberté, de la civilisation européenne, qui le réclame, autant que le véritable intérêt du grand empire slave.
EMILE DE LAVELEYE.