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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/106

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Il semble qu’il y ait des cas anormaux où le sentiment de ce pouvoir intermédiaire a disparu, et avec lui le sentiment propre du moi. Le médium par exemple, qui croit écrire sous la dictée des esprits, se met à sa table parce qu’il veut écrire, et il écrit en réalité. Dans ce cas, le phénomène se passe exactement comme le voulait David Hume. Le sujet veut mouvoir, et il meut ; les deux phénomènes se suivent dans l’ordre indiqué ; pourquoi le médium ne s’attribue-t-il pas l’action à lui-même ? Ici les deux phénomènes de la volition et du mouvement se rencontrent comme dans l’état normal ; pourquoi la conclusion n’est-elle pas la même ? il faut qu’il y ait un intermédiaire qui fait défaut. Je puis même aller jusqu’à supposer un cas où, sans état maladif et en conservant la parfaite conscience de notre état physiologique, on pourrait réussir à provoquer spontanément en soi-même des actions réflexes ; ces actions ne deviendraient pas pour cela des actions volontaires, le sentiment du pouvoir moteur faisant défaut. Au reste le cas du médium précédemment cité, et qui mériterait d’être étudié de près, réfute victorieusement l’opinion de Spinoza et de Bayle sur l’origine qu’ils donnent l’un et l’autre à ce qu’ils appellent l’illusion de la liberté : cette illusion vient, disent-ils, de l’ignorance où nous sommes des vraies causes qui nous font agir ; or il se trouve ici que c’est précisément, parce que le sentiment de la vraie cause, c’est-à-dire de la cause moi, fait défaut que le malade objective cette cause, et attribue ses propres phénomènes à une cause surnaturelle.

Maintenant ce pouvoir moteur dont nous sentons la réalité dans la conscience de l’effort est-il un pouvoir premier, absolu, sans antécédent, une sorte de création ex nihilo ? Cela n’est nullement nécessaire. Outre que la question de la force est distincte de celle de la liberté, la liberté elle-même n’est pas la toute-puissance, l’indépendance absolue, laquelle n’appartient qu’au créateur. Il faut distinguer avec Leibniz la causalité ou pouvoir d’agir de la raison suffisante où déterminante qui aide à agir. Que la volonté soit sollicitée, inclinée ou même déterminée à agir (le degré ne fait rien ici) par tel ou tel phénomène antécédent, il ne s’ensuit pas que le pouvoir d’agir soit lui-même un phénomène ; aucun pouvoir ne nous est donné dans l’expérience comme absolu, et nous ne pouvons nous expliquer comment un pouvoir peut la première fois commencer une série de mouvemens : c’est pourquoi l’action de la cause première nous est et nous sera toujours incompréhensible. Ainsi tout pouvoir est toujours précédé dans son action de quelques circonstances ; mais la nécessité de ces circonstances antécédentes ne lui ôte pas le privilège d’être une véritable cause.