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qu’à la matière. Il faudra par exemple dire que les âmes s’attirent l’une l’autre en raison inverse du carré des distances, car, si l’âme est une monade dynamique comme le corps, comment pourrait-elle être dispensée de ses lois ? Il faudra dire que deux âmes, en se rencontrant dans l’espace, se choqueront et rebondiront en arrière. Il faudra dire que, si on réunit un grand nombre d’âmes ensemble, bien serrées, on pourra en former un bâton pour en frapper d’autres âmes, ou, disposées d’une autre façon, en former une épée qui les transpercerait ; il faut admettre que, réunies et pressées l’une contre l’autre dans un étroit espace, elles formeraient un paquet où l’on ne pourrait en ajouter une nouvelle, et que, si l’on en ôtait quelques-unes, il y aurait un trou dans le paquet. On se demande si de pareilles conceptions, quoique autorisées par le grand nom de Leibniz, sont très supérieures à celles du matérialisme[1]. On n’y échapperait pas d’ailleurs en disant que, l’étendue n’étant qu’une notion subjective, toutes ces conséquences n’ont rien de réel ; car il suffit que l’étendue soit le mode d’apparition de la force, pour qu’elles soient rigoureusement justifiées.

Nous croyons donc que le spiritualisme ne peut se réduire au pur dynamisme sans abdiquer. Il y a dans l’âme un élément autre que la force, supérieur à la force, d’une autre qualité, d’une autre essence. Elle n’est pas seulement force, elle est esprit. Elle n’est pas seulement, selon l’expression profonde des stoïciens, « quelque chose. qui est tendu dans le corps, qui peine dans le corps ; » elle est un acte dans le sens d’Aristote, une idée, dans le sens de Platon : en réunissant les deux termes, on peut dire qu’elle est une activité idéale, intérieure, agissant en soi et sur soi, une raison pratique. La force adhère à l’âme ; elle en émane, elle en dépend ; elle en est en quelque sorte une hypostase ; elle n’est pas l’âme. Le problème métaphysique n’est pas de savoir comment l’âme s’unit au corps, mais comment dans l’âme elle-même le dynamisme s’unit à l’hyperdynamique, comment l’esprit devient force, ou, si l’on veut, comment la force devient esprit : la force, c’est l’incarnation de l’esprit. Il n’est nullement extraordinaire qu’il y ait dans notre âme un fond incompréhensible, que nous ne pouvons

  1. Kant, qui a connu aussi bien que personne le point de vue monadologique, puisqu’il y a été élevé, et qu’il a même professé cette doctrine pendant la moitié de sa carrière, a signalé ces conséquences dans l’un de ses ouvrages les plus curieux, les Rêves d’un visionnaire. « S’il en était ainsi, dit-il, un pied cubique d’espace pourrait être rempli d’esprits dont la masse résisterait aussi bien par impénétrabilité que s’il était plein de matière, et qui devrait être soumise aux lois du choc. » Il ajoute : « Vous ne pouvez retenir la notion d’esprits que si vous concevez des êtres qui n’aient pas la propriété de l’impénétrabilité et qui malgré leur nombre ne feraient jamais un tout solide ; mais des substances simples dont la composition donne un tout impénétrable et étendu sont des unités matérielles. »