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qu’importent vos impressions et vos louanges à ce vagabond du pays de Cythère, qui ne revient de ses courses lointaines que pour visiter quelques amis, objet de sollicitudes inaltérables ! La Fontaine vit par le cœur au moins autant que par la tête, et c’est ce qui fait de lui un si grand poète ; du cœur, il en met partout sans y penser. Fontenelle dit qu’il ne se considérait comme inférieur à Ésope et à Phèdre « que par bêtise. » Une telle bêtise ramenée à sa vraie expression s’appelle naïveté, simplicité d’âme, sancta simplicitas, divin mot que trop souvent l’ironie accompagne, et qu’avec La Fontaine on est heureux de pouvoir employer sans alliage et dans la pureté de l’acception originelle. De même que le fabuliste trouve son vers, c’est également sans y penser que l’homme accomplit ses belles actions. Son dévoûment à Fouquet, rien de plus simple : une bêtise ! et cependant il y jouait sa tête, il y jouait tout au moins sa liberté. Peut-être le savait-il, peut-être bien aussi qu’il l’ignorait : quoi qu’il en soit, le péril ne l’eût pas arrêté ; on l’aurait jeté dans un cachot comme Pélisson, qu’il ne s’en serait pas davantage considéré comme un héros. Maintenant contemplez Despréaux, le moraliste sans reproche, suivez dans ses rancunes sourdes ou déclarées, dans ses méchantes passions littéraires, ce parfait honnête homme toujours à cheval sur la mesure, le bon sens, le goût, les bienséances, et voyez si l’inconscient rimeur avec tous ses défauts n’est pas plus sympathique :

Retourner à Daphné vaut mieux que se venger,


murmure La Fontaine sans autrement prendre souci de qui l’offense. Le sage Boileau n’est point si magnanime ; ce pardon des injures que le fabuliste pratique avec grâce et nonchaloir, le législateur du Parnasse n’en a point fait un des articles de son code ; personne plus amèrement ne ressent le trait et ne le venge, et pour lui échauffer les oreilles à ce juste, pas n’est besoin d’un bien grand crime : la simple omission d’un compliment, une peccadille suffit ; que sera-ce, si vous vous êtes rendu coupable d’une épigramme ? Il en coûta cher à La Fontaine d’avoir été seulement soupçonné d’un tel méfait, car cette malheureuse épigramme qui lui valut tant de désagrémens, rien ne prouve qu’il l’eût écrite. Il n’en subit pas moins une dénonciation en belle et bonne forme, qui, galamment insérée dans l’Art poétique, fut cause qu’il y eut une sentence de police interdisant la vente des nouveaux contes (1695), et ce n’est point assez que le fabuliste, coupable ou non, soit châtié de cette velléité de malveillance contre Boileau ; le genre même dans lequel s’exerce le talent de La Fontaine en devra pâtir. On verra figurer dans l’Art poétique l’églogue, l’élégie, l’ode, le sonnet, l’idylle, mais point la fable, qui sera désormais jugée indigne