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rédaction est à la portée de tout le monde, ils s’en vont la redisant à tout propos, et ce rempart de sottise est très difficile à renverser. »

La morale de La Fontaine, eh ! mon Dieu, elle est un peu tout ce qu’on veut et tout ce qu’on voudra : il la prend autour de lui, comme il la trouve, et sans jamais se gêner le moins du monde. Ainsi fait-il pour ses idées sur les animaux, qui sont les idées générales, en même temps justes et inexactes, selon que vous allez de la définition populaire à l’observation scientifique. Mme de Sévigné préférait le conteur au fabuliste. C’est que le fabuliste est surtout un conteur. Le poète va droit à son récit, à ses personnages, et l’affabulation devient ensuite ce qu’elle peut. Lui-même ne nous dit-il pas que son œuvre est une comédie ayant l’univers pour théâtre ? En ce sens, la moralité des fables de La Fontaine ressemble beaucoup aux dénoûmens de Molière, lesquels ne sont aussi très souvent qu’une simple manière d’en finir. Il y a telle moralité qui ne s’accorde point avec le sujet, telle autre qui le contredit. Je prends pour exemple le Rat et l’Huître. Que nous enseignent les premiers vers ? Qu’il se faut tenir coi dans son logis, que c’est montrer peu de cervelle que d’en vouloir sortir, et dix lignes plus loin voici qu’on se moque de ce rat ignorant qui prend pour des montagnes la moindre taupinière, et finalement se laisse gober par une huître. Que devient alors la leçon du début ? Vous nous recommandez de rester benoîtement chez nous, de ne pas bouger, et presque aussitôt vous nous apprenez comme quoi celui qui n’a voyagé ni vécu d’expérience ne saurait être que dupe et victime de tout ce qu’il rencontre. Combien parmi les fables n’en citerait-on pas d’où il ne ressort aucune moralité ! Les Deux Amis, les Femmes et le Secret, le Faucon et le Chapon, sont de véritables contes, le Rat qui s’est retiré du monde est une légende à la Rabelais sur les moines moinant de moinerie. Les sentences qui se dégagent de la narration n’ont le plus souvent qu’un intérêt secondaire, chacun voit là ce qui lui plaît : M. Saint-Marc Girardin y trouvait sous l’empire matière à controverses libérales ; ensuite nous eûmes M. Taine, qui dans cette philosophie à tiroir imagina d’aller chercher des argumens pour son système, ou ce qu’il croit être son système ; puis vint Lamartine, qui, parlant de haut, comme c’était son droit, émit sur la question certaines idées très nettes et très vibrantes ; Lamartine ayant dit, ce fut le tour de M. Sainte-Beuve, qui naturellement soutint l’avis contraire. Aujourd’hui, non moins ingénieux, non moins disert, mais d’un sens tout modeste et mieux équilibré, M. Saint-René Taillandier se présente au chapitre, et sa voix n’en sera que plus écoutée.

Il y a en effet bien du goût et du tact dans la manière dont cette nouvelle critique est abordée. Le commentateur ne nous annonce aucune prétention aux grandes découvertes, il s’agit uniquement