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Taillandier ; l’auteur de tant d’études justement remarquées n’a pas besoin d’être vanté pour la sereine et vigoureuse compétence de sa critique, dont les traits principaux sont le goût dans la solidité, et cette force de persuasion que l’écrivain tire de sa conscience. M. Taillandier est un doctrinaire, mais, chose rarissime, c’est un doctrinaire sympathique. Celui-là du moins sait son affaire ; son information, très diverse et très ferme sur le terrain national, étend ses clartés fort au-delà. Aussi, lorsqu’il touche aux littératures étrangères, qu’il vous parle de Goethe ou de Byron, de Shakspeare ou de Dante, vous pouvez l’en croire, car il a pour lui l’autorité de l’homme qui connaît les langues et s’entend à déchiffrer les textes. A la science du critique se joint un sens poétique très caractérisé, et je n’entends point parler ici d’un simple goût. M. Saint-René Taillandier est mieux qu’un dilettante ; avant d’écrire sur la poésie, il l’a dûment pratiquée. Lamartine, Alfred de Vigny, Novalis, en ce temps-là furent ses maîtres, et la fleur bleue du romantisme étoila ce poème de Béatrice par lequel il débutait vers 1840. On comprend quel crédit cela vous donne pour aborder ensuite certains sujets. La notice imprimée en tête des Œuvres de Brizeux, dont M. Taillandier dirigea la publication, avait déjà bien mérité de la poésie, cette nouvelle étude sur La Fontaine nous offre un intérêt tout autrement instructif et varié. Nous y voyons, préludant à ses chefs-d’œuvre par la contemplation de la nature, cet homme que les biographes ne cessent de nous représenter comme une sorte d’être végétal, perdu de somnolence et d’apathie. La Fontaine avait quarante ans lorsqu’il publia ses premiers vers, il en avait quarante-sept lorsque parut son premier recueil de fables. Si vous demandez à l’histoire de quoi jusqu’alors il pouvait bien s’être occupé, elle vous répondra : De rien au monde, pas même de sa femme, une jolie personne de seize ans, mise là pour gouverner cette nature indolente, et qui de son côté gaspillait les heures à sa manière en lisant des romans. Un beau jour cependant un officier de cavalerie, en garnison dans Château-Thierry, récite devant notre étourneau une ode de Malherbe, et tout aussitôt la lumière se fait ; le dormeur se réveille poète. De l’abbé d’Olivet à Walckenaer, ainsi parlent tous les biographes ; mais M. Saint-René Taillandier se fait de la poésie et de la vocation poétique une tout autre idée. Il repousse la légende, et dans l’explication qu’il imagine je retrouve la sagacité d’un esprit habitué aux confidences de la muse : « Non, se dit-il, les choses ne se passent point de la sorte par des coups de canon. » C’est pas à pas, dans le silence et la rêverie, qu’un poète comme La Fontaine s’achemine vers sa destinée. Vous l’accusez d’avoir perdu son temps ; qu’en savez-vous ? qui oserait dire que telle ou telle de