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Fontaine, si ondoyant, si divers, si kaléidoscopique ; interrogeons les résultats obtenus de notre temps par le travail individuel. Je ne parle pas de Grandville, un fantaisiste pur, un philosophe collectionneur de curiosités amusantes qui, dans la comédie de La Fontaine, s’est taillé une comédie à lui, toute personnelle. Feuilletons le volume de M. Doré ; comment ne point prendre goût d’abord à cette imagerie colorée, tapageuse ? A la longue cependant on s’en lasse, trop d’abondance tourne à la prolixité. C’est un art fort prestigieux et surtout fort avantageux que l’improvisation ; mais l’accent, la vérité du sentiment, ont aussi quelquefois leur mérite. Ajoutons qu’une certaine science du dessin dans la façon de traiter les personnages n’a jamais rien gâté. Un coin de forêt, un chemin creux, une hutte de charbonnier près d’une mare, cela s’enlève haut la main comme un décor de théâtre ; faire vivre des bonshommes et des animaux, c’est autre chose.

Oui, certes, l’œuvre d’un seul serait préférable ; je cherche seulement où nous trouverions aujourd’hui l’artiste. Delacroix, qui peignait les tigres, les lions et les chevaux comme Barye les sculpte, l’auteur du Pont de Taillebourg et de l’Entrée des Croisés à Jérusalem, aussi grand animalier que grand paysagiste et peintre de marines, Delacroix aurait pu l’être, cet artiste ; l’eût-il voulu ? J’en doute ; de plus fameux travaux le gouvernaient. Entre les plafonds du Louvre, les fresques de Saint-Sulpice et la besogne quotidienne de cet atelier de la rue Furstenberg dont la porte restait sourde à la voix même des amis, le temps eût manqué pour des distractions de ce genre. Excelsior était son mot, il ne se sentait à son aise que sur les hauts sommets, jugez ensuite si les talens faciles l’attiraient. Un jour qu’un très jeune homme en train déjà de faire sa fortune par l’illustration l’informait de son intention d’aborder la peinture : « La peinture, s’écria Delacroix, y pensez-vous ? Mais alors ce ne serait que beaucoup plus tard, car il vous faudra énormément travailler ! » A défaut du maître, nous avons l’élève. Je connaissais M. Henri Lévy par son Christ au tombeau, si remarqué au dernier salon ; son tableau des Deux Amis me confirme dans la bonne opinion que j’avais prise alors de son talent. C’est un tableau que cette page d’une composition, d’une couleur et d’une exécution achevées. Le peintre a traité son sujet à l’orientale. Au fait, le Monomotapa, où cela pourrait-il bien être, sinon dans quelque coin reculé de l’Asie, au pays des caftans et des babouches ? Je lisais l’autre jour que La Fontaine, qui ne croyait guère à l’amitié, avait imaginé une contrée absolument fantastique pour y placer deux vrais amis, chose à ses yeux fort chimérique. Les commentateurs de nos classiques ont ainsi à tout propos des inventions qui vous émerveillent. La Harpe n’a-t-il pas découvert que « les pensées sont dans une