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absorbaient, ne fit rien pour s’y opposer, mais il refusa de se croiser lui-même. En revanche, l’appel pontifical fut entendu par la noblesse remuante et pauvre du nord. Un tas d’aventuriers se joignit à elle, et trois armées réunies au Puy, à Lyon et à Bordeaux, menacèrent le midi d’une nouvelle invasion de barbares. Il ne pouvait se défendre avec quelque chance de succès qu’à la condition de rester uni ; mais Raymond compromit tout par ses négociations. Les instructions d’Innocent aux légats leur prescrivaient de tout faire pour diviser les chefs hérétiques ou fauteurs d’hérésie, particulièrement de tromper Raymond arte prudentis dissimulationis[1], afin de les abattre plus facilement les uns après les autres, Raymond donna dans le piège. Le chevaleresque Raymond-Roger, vicomte de Béziers, qui refusa d’accepter des conditions honteuses, dut supporter seul l’attaque des croisés (1209). Le sac de Béziers, sous la direction du légat Arnaud et de Simon de Montfort, fut quelque chose d’épouvantable. On voudrait, pour l’honneur de l’humanité, reléguer dans le royaume des légendes la sinistre parole attribuée au légat : « tuez-les tous, le Seigneur connaît les siens. » Elle est malheureusement attestée par César de Heisterbach, un contemporain, et moralement confirmée par l’odieux message qu’Arnaud envoya au pape, comme un bulletin de victoire ! « Les nôtres, dit-il, n’épargnant ni le rang, ni le sexe, ni l’âge, ont fait périr par le glaive environ 20,000 personnes, et après un énorme massacre des ennemis toute la cité a été pillée et brûlée. La vengeance divine a fait merveille[2] ! »

Le vicomte Roger tenait encore dans Carcassonne. Le légat consentit à le laisser sortir, lui douzième, mais tous les habitans de la ville devaient rester à sa merci. « Je me laisserais plutôt écorcher vif, répondit-il, c’est pour moi qu’ils sont tous au danger. » Alors le légat l’attira dans le camp des croisés sous prétexte de négocier, et le fit arrêter traîtreusement. La ville effrayée ouvrit ses portes. Il fut permis au gros des habitans de s’en aller, vêtus seulement de leurs chemises ; mais on en retint 450, hérétiques vrais où supposés, qui furent brûlés sans miséricorde. Comme Béziers, Carcassonne fut pillée de fond en comble.

La croisade était victorieuse. Ceux qui l’avaient provoquée offrirent les domaines hérétiques à des seigneurs du nord qui refusèrent tous, à l’exception de Simon de Montfort. Roger de Béziers mourut bientôt, et Simon n’eut plus guère de compétiteur que Raymond de Toulouse. Celui-ci, voyant trop tard qu’il avait suivi une fausse voie, s’évertuait encore à obtenir l’appui de la cour

  1. Recueil des Lettres d’Innocent III, lib. XI, ep. 232.
  2. Uttione divina mirabiliter sœviente, dans le Recueil des Lettres d’Innocent III, lib. XII, ep. 108.