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de la division de Cissey, au village de Moulins, sous le prétexte d’un rapatriement de quelques médecins luxembourgeois retenus à Metz. Il est conduit aussitôt au Ban-Saint-Martin ; il est reçu par le maréchal Bazaine, il s’entretient longuement avec lui. Le lendemain, nouvelle visite. D’où vient ce mystérieux émissaire ? Il arrive d’Angleterre, de Hastings, résidence de l’impératrice, en passant par Ferrières, — quartier-général momentané du roi de Prusse, — et par le château de Corny, quartier-général du prince Frédéric-Charles. Quels sont ses titres ? Il a pour toutes lettres de crédit une petite photographie de Hastings, où le prince impérial a écrit quelques mots, et un laissez-passer de M. de Bismarck lui-même. Que veut-il ? que demande-t-il ? Il vient parler de paix, de négociations, de restauration impériale, du rôle de l’armée de Metz. Il demande qu’un des principaux officiers de l’armée, le maréchal Canrobert ou le général Bourbaki, sorte de Metz sous son habit, sous son nom, pour aller se mettre aux ordres de l’impératrice, dans une situation où il ne reste plus qu’à en finir au plus vite pour sauver la France. Cet homme, cet inconnu sorti on ne sait d’où, a tout arrangé dans sa tête, il a remué ciel et terre, promenant partout son intempérance brouillonne, et, chose curieuse, il n’est mis à la porte ni fusillé nulle part ; il réussit même d’abord jusqu’à un certain point. Sur le refus du maréchal Canrobert, Bourbaki, un peu étonné, ignorant tout, croyant encore être utile, garanti en tout cas par un ordre écrit de Bazaine, Bourbaki cède et quitte Metz, — pour rencontrer bientôt au dehors la déception la plus cruelle !

Cet équivoque personnage, qui passe à travers ces sombres événemens, est-ce un aventurier, un espion prussien, un de ces maniaques d’importance qu’enfantent les temps de crises ? Je ne veux fixer que deux points. Évidemment, sans prendre trop au sérieux ce coureur d’aventures qui l’abordait avec un étonnant aplomb à Ferrières, M. de Bismarck avait été intrigué de voir entre ses mains la marque de quelques rapports récens avec les exilés d’Hastings : il flairait le traître volontaire ou inconscient. Il s’était dit qu’il ne risquait rien à laisser Régnier entrer dans Metz, que c’était peut-être un moyen de sonder, de tenter Bazaine, de savoir quelque chose de sa situation, de ses intentions. Le chancelier allemand avait l’esprit fort dégagé ; il ne cachait pas à M. Jules Favre qu’il était prêt, selon ses intérêts, à traiter avec l’empire ou avec la défense nationale, et puisque la défense nationale lui fermait les portes de Paris, il cherchait à savoir s’il ne pourrait pas s’ouvrir les portes de Metz par l’intrigue. Il réussirait ou il ne réussirait pas, il se servirait de Régnier ou il le désavouerait ; c’était tout. L’ennemi jouait son jeu mais s’il y a un fait étrange, c’est que, de son côté, un maréchal de