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sans doute pas attribuer le cours que prirent les événemens à une volonté nettement exprimée par les populations. On ne voit pas qu’elles se soient concertées, qu’elles aient discuté et mis en balance les avantages des deux régimes, ni qu’elles se soient décidées pour l’un d’eux après mûre délibération; mais ce qui ne se voit pas non plus, c’est que ces événemens se soient produits contrairement à la volonté formelle des populations. L’établissement de la féodalité n’est pas le résultat d’un coup de force, d’un grand acte de violence. Les seigneurs n’étaient pas des conquérans; il y avait parmi eux autant de Gaulois que de Germains. Supposer que ces hommes de toute race, sur tous les points à la fois du territoire, se soient coalisés pour briser la royauté et asservir les peuples, c’est supposer un fait impossible et dont les documens n’ont pas gardé le moindre indice. Ce régime a été le développement naturel et pour ainsi dire l’épanouissement des vieilles institutions de patronage et de fidélité. Il existait en germe dans la Gaule indépendante; il se retrouva dans les derniers siècles de l’empire romain; il prit vigueur après la chute de l’autorité impériale. Les lois romaines l’avaient combattu et traité en ennemi; les lois mérovingiennes cessèrent de le combattre, et les rois le favorisèrent. Pendant plusieurs générations, il marcha de pair avec les institutions monarchiques; à la fin il les renversa et prit l’empire.

Cette victoire ne s’opéra pas d’un seul coup; elle ne fut même pas l’effet d’un grand effort collectif; se figurer qu’un parti tout entier y ait travaillé avec suite et avec entente serait se faire une idée fausse. Elle fut l’œuvre, non d’un parti ni d’une classe, mais d’un nombre incalculable d’hommes qui y travaillèrent isolément. Il y a surtout dans cet événement un caractère singulier : ce ne fut pas une révolution sociale s’imposant aux individus humains, ce fut une révolution accomplie par les individus humains qui s’imposa ensuite à la société. Avant le temps où nous voyons ce régime s’établir dans les lois, il y a déjà plusieurs générations d’hommes qu’il s’est implanté dans presque toutes les existences; il y a deux ou trois siècles que les hommes sont venus l’un après l’autre mettre leurs intérêts, leurs habitudes, leur état d’âme en conformité et en harmonie avec lui. Avant la révolution publique et légale, il s’est produit une multitude innombrable de révolutions personnelles. Les relations de l’homme avec l’homme ont changé insensiblement, et, quand cette transformation de presque tous les rapports individuels a été achevée, le régime féodal s’est trouvé constitué.

Si l’on cherche quelles furent les causes qui déterminèrent chaque homme à se porter vers le patronage et la féodalité, on reconnaît que la principale fut le désordre du temps et l’impuissance des institutions politiques à gouverner les hommes. Il faut nous représenter