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partout les hommes du village, soit quand ils sont dans leurs maisons, soit quand ils vont et viennent. » Ce qu’on appelait commendation était la même chose que le sauvement ou la garde. Voici une autre formule du contrat : « Le seigneur a la garde de tous les habitans du village et de chacun d’eux en particulier; sur chaque maison ayant charrue, il lèvera un setier d’avoine; sur celle qui n’a ni charrue ni bœufs, il ne lèvera qu’un quartaut. » Dans un autre village, chaque feu doit au sauveur une mine d’avoine, deux deniers et un pain. Ailleurs les hommes doivent faire pour lui trois journées de labour chaque année. Dans les pays de vignobles, l’homme de guerre s’engage à garder les vignes, et chaque vigneron lui fournit une mesure de vin. Quelquefois encore il s’engage à protéger sur les routes les voituriers qui transportent le vin, et ceux-ci lui paient un droit de protection. Dans quelques provinces, la redevance de sauvement s’appelait le vingtain; elle consistait dans la vingtième gerbe ou dans la vingtième partie des fruits et du vin. Ce droit seigneurial a été établi à l’origine par une série de conventions particulières entre chaque seigneur et les habitans de la terre, et il était le prix dont ceux-ci payaient la protection que celui-là s’engageait à leur assurer. Parfois le contrat stipulait que le produit du vingtain serait entièrement employé à fortifier le château qui était la sûreté du village. On ajoutait même que les paysans devraient deux jours de corvée chaque année pour travailler aux fortifications.

Ce sauvement a été, non pas la seule origine, mais une des origines principales de la féodalité. La protection a entraîné avec elle la sujétion. Le sauvé s’est fait serviteur, et le sauveur a été inévitablement un maître. Garde et commandement se sont confondus. Les hommes souffraient et tremblaient trop pour penser à leur liberté; entre le vasselage et la ruine ils n’ont pas hésité. Ils se sont soumis pour être défendus. Le joug ne leur a pas été imposé de force; ils l’ont accepté par un contrat formel. Ils n’ont pas été saisis violemment par l’autorité seigneuriale; ils sont allés au-devant d’elle. Comme on vivait d’ailleurs en un temps où le faible tenait plus à la protection que le fort ne tenait à l’autorité, ils consentirent à payer le prix de cette protection, et il leur sembla naturel d’indemniser le seigneur de ses soins et de sa peine. Plus tard, quand le cours des siècles eut modifié toute l’existence humaine, un tel contrat sembla injuste, et il est certain qu’il ne répondait plus à l’état politique et économique des sociétés nouvelles ; mais l’histoire doit attester qu’il y avait eu un temps où ce contrat avait été conforme aux intérêts et aux besoins des hommes.


FUSTEL DE COULANGES.