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Mourom triompha trois fois de cette puissance qui avait triomphé de Sviatogor et de tant d’autres héros, la destinée.

Ilia de Mourom, la plus haute personnification épique qui soit sortie de l’imagination russe, Ilia de Mourom, en qui la muse agreste a mis toutes ses complaisances, mérite que nous nous arrêtions sur son caractère. L’idéal que s’est fait un peuple permet d’apprécier les qualités morales de ce peuple. Fils de paysan, Ilia débute dans sa carrière héroïque par aider ses vieux parens; il reste jusqu’au bout un homme du peuple, forçant les grands à céder la place aux mougiks dans les banquets royaux. Serviteur de la terre russe avant tout, il mérite la disgrâce du prince par la franchise de ses remontrances. Sa bravoure de héros ne l’empêche pas de se sentir ému dans un danger extrême; mais Hector se trouble bien devant Achille, Roland et Olivier devant Garsile, Râma devant Kabandha. Il n’est point fanfaron : lorsqu’il remet des prisonniers en liberté, il ne leur impose qu’une condition, c’est d’aller dire aux pays païens qu’il y a encore des héros dans la terre russe, ne voulant d’autre prix de ses exploits qu’un accroissement de sécurité pour la patrie. Plus généreux qu’Achille et qu’Ogier le Danois, il abjure ses ressentimens envers Vladimir dès qu’il s’agit de sauver les veuves et les orphelins. Comme protecteur des faibles, des femmes, des jeunes filles persécutées, il répond à l’idéal le plus élevé de la chevalerie occidentale. Son courage, — par une vertu plus rare chez les héros épiques, — est tempéré d’humanité. Il voudrait ne point ensanglanter sa main, il épargne ses ennemis, il se contente d’effrayer les brigands. Sur le point de s’engager dans le chemin où l’on doit être tué, il songe tristement à tout le sang qu’il a été obligé de verser, et croit qu’il est temps pour lui d’en finir. Ses actes de férocité envers Soloveï le brigand, sa fille la polénitza, son fils le fauconnier, et envers la méchante fille de roi, s’expliquent par la tradition mythique qui s’imposait aux poètes. Malgré ses aventures galantes, qui ont également un sens mythique, Ilia n’est point un débauché : ce qui le sauve des pièges de la fille de roi, c’est qu’il ne « se laisse point séduire par les charmes féminins. » Par les côtés moraux de sa physionomie épique, il faut lui donner l’avantage sur tous les héros grecs ou germains, et il supporte assez bien la comparaison avec les plus nobles paladins de nos chansons de gestes.


III.

Dans les chansons russes, le premier rang après Ilia appartient à Dobryna Nikitich. Si le Mouromien est un paysan, Nikita est un noble, il est le héros-boïar; mais sa courtoisie, son beau parler,