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— Monsieur, ne sauriez-vous pas si cette vieille cascarota[1] est sorcière? Peut-on lui acheter sans danger sa marchandise? Pour moi, j’ai toujours peur des maléfices.

Vous, qui êtes esprit fort, mon jeune ami, vous riez de cette méfiance; moi, je n’en fus point étonné; mais, je ne sais comment, j’eus assez de hardiesse pour répondre à la jeune fille :

— Mademoiselle, cela ne doit pas vous inquiéter beaucoup. N’êtes-vous pas aussi un peu sorcière?

— Moi? s’écria-t-elle en me regardant avec effroi. D’où pouvez-vous penser cela, je vous prie?

— Il me semblait, dis-je, que cette ceinture que vous m’avez donnée avait un sort, car c’est à elle sans doute que je dois ma victoire d’hier.

Elle baissa les yeux sur son éventail; puis, les relevant tout à coup, elle me dit avec un sourire charmant :

— Monsieur, ne savez-vous pas que les présens d’une amaztegheia portent bonheur?

Cette fois je restai muet d’étonnement, quoique le regard et la voix de la jeune fille fussent d’assez bons témoins de sa franchise. Enfin je hasardai tout ému :

— Mademoiselle, de quel droit vous appellerai-je amaziegheîa? Est-ce une plaisanterie que vous voulez me faire?

— Oh ! vraiment, reprit-elle d’un air à moitié fâché, vous le mériteriez pour douter ainsi de ma parole. — Puis, se tournant vers la marchande : — Adios, gitana, tu feras bien de jeter de l’eau bénite sur tes chiffons, si tu veux que les chrétiens en achètent. — Et elle s’éloigna brusquement.

La vieille lui lança un regard de colère et quelque imprécation en langue bohémienne. Puis, comme je restais muet, suivant des yeux Paula, elle s’approcha de moi et me dit en ricanant :

— Mon joli garçon, tu es assez niais pour croire aux cajoleries des jeunes filles. Méfie-toi de celle-là. J’ai lu dans ses yeux qu’elle fera le malheur de ceux qui l’écouteront. Il n’y a pas que la vieille cascarota pour jeter des sorts.

À ces mots sinistres, je tressaillis. C’était la première fois de ma vie qu’une bohémienne me faisait une prédiction. Je donnai vite quelques pièces d’argent à la vieille pour l’adoucir et m’en allai en lui montrant le poing fermé avec le pouce sous l’index comme font les enfans du pays.

Elle disait vrai, mon ami. Depuis ce moment-là, je fus ensorcelé

  1. On appelle ainsi dans le canton les bohémiens de Ciboure, village qui touche à Saint-Jean-de-Luz.