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bel et bien. De Sare à Ascain, il n’y a pas loin, et sans cesse je faisais la route. Sous prétexte de tuer des lièvres ou des palombes, je rôdais toute la journée autour du village. Quand la nuit était sereine, j’allais chanter sous la maison de Paula. Elle se mettait à sa fenêtre, et nous causions longtemps. Nous échangeâmes l’aveu de nos mutuels sentimens, et ce fut bientôt fait de nous jurer une fidélité immortelle. Paula vivait seule avec son père et une petite sœur encore enfant. Personne ne l’aurait contrariée dans ses désirs; mais le destin n’était pas pour nous.

Je reçus peu de temps après une lettre de don Joaquin, qui me gourmandait et m’invitait à prendre sans tarder le chemin de Lesaca. J’obéis, et, quand j’arrivai chez mon oncle, je le trouvai occupé à fourbir lui-même son vieux trabuco et ces lourds pistolets de Saragosse que vous avez vus, dans ma chambre.

— Voilà tes armes, me dit-il, jusqu’à ce que tu en aies pris de meilleures. As-tu dit adieu à ta mère? Nous partons demain matin.

— Où allons-nous donc? m’écriai-je tout surpris.

— A l’armée des fueros de Navarre, mon enfant, à l’armée du Christ, vrai roi des Espagnes.

Comme je restais ébahi, don Joaquin me raconta avec enthousiasme comment les partidas carlistes s’étaient reformées dans la Solana après la défaite de Santos Ladron. Un officier de l’armée espagnole, un cristiano vîejo[1] du Guipuscoa, le colonel Zumalacarreguy, sorti incognito de Pampelune, les avait pu rejoindre à Estella. Sa renommée était déjà telle que tous les autres chefs navarrais, ses supérieurs par le grade ou par l’âge, don Francisco Ithurralde, don Benito Eraso, et ceux de Biscaye, Zavala, Valdespina, lui avaient d’un commun accord remis le commandement suprême. — Maintenant, mon cher enfant, poursuivit don Joaquin, d’un bout des Provinces à l’autre tous les fils de la vieille Cantabrie vont se lever pour leurs fueros et pour notre sainte religion. Nos voisins de Baztan sont déjà partis avec leur alcade don Luiz Etcheverria. Nous les suivrons demain avec le brave Lardizabal.

Je répondis sans hésiter que j’étais prêt à partir, si ce n’est que je devais d’abord aller chercher le consentement de ma mère, et que je rejoindrais ensuite les volontaires des Cinco-Villas.

Le lendemain se trouvant être un dimanche, il me fallut entendre la messe du curé avant que de partir. Une foule plus recueillie encore que d’ordinaire se pressait dans l’église de Lesaca, les femmes en bas, les hommes en haut dans les tribunes. Don Joaquin, contre son habitude, ne fit point de prône à l’évangile; mais après la messe

  1. Vieux chrétien, nom que portent en Espagne les Basques; ils ont le privilège de la noblesse, comme autrefois en France.