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au-devant d’innovations parfois dangereuses, souvent irréalisables, comptant ses apostasies pour autant de victoires, et s’étendant lui-même sur un lit de Procuste pour se donner la taille et les allures de voisins qu’il traite encore tout bas de barbares. Ce n’est pas ici le lieu d’indiquer les promesses ou les périls de cette transformation hâtive et incohérente, ni d’expliquer les raisons qui la rendaient inévitable; notre objet est de saisir au passage, dans le naufrage où elles sont emportées, les épaves d’un monde qui va disparaître et de caractériser une race prête à se courber à son tour sous le joug universel de l’uniformité moderne.


I.

La littérature noble des Japonais n’offre dans son ensemble ni originalité ni inspiration. Plante exotique, elle n’a pu pousser qu’en serre chaude dans cette nouvelle patrie et n’y a pas prospéré. Des œuvres de longue haleine conçues dans l’esprit et rédigées dans les formes des maîtres chinois, des œuvres nationales qui ne réussissent pas à briser les entraves de la langue, une poésie singulièrement pauvre et maniérée, voilà le bilan de ce qu’on pourrait appeler le style académique. Aussi n’est-ce pas là qu’on peut se flatter de découvrir le véritable génie de la nation; mais nulle part plus qu’au Japon la séparation des castes n’a produit des courans opposés. Tandis que l’aristocratie se développait sous l’influence du mandarinisme, les trois classes inférieures, les paysans, les artisans et les marchands, demeuraient étrangères à ce mouvement. Fidèles à leurs vieilles croyances religieuses comme à leurs vieilles traditions, elles conservaient au Japon sa physionomie propre contre les envahissemens de l’esprit mongol, comme elles la lui conserveront encore longtemps contre l’engouement des mœurs occidentales. Ces classes pauvres, mais moins ignorantes que celles qui leur correspondent chez nous[1], eurent leurs instincts, leurs passions collectives, leurs légendes et leurs goûts particuliers, qui rencontrèrent leurs interprètes. Les œuvres nées de cette gestation populaire sont souvent restées anonymes, et ne nous parviennent sans doute aujourd’hui qu’après les retouches successives des générations, comme nos vieilles « chansons de gestes; » mais ce caractère même, à défaut d’autre indice, en révélerait l’origine nationale. Les genres auxquels elles appartiennent sont ceux qu’adopte de préférence comme plus accessibles l’imagination des masses, c’est-à-dire le théâtre, le roman, le conte, la fable. Interrogez un dignitaire du

  1. La lecture et récriture de l’alphabet vulgaire sont extrêmement répandues. Il est fort rare au Japon de rencontrer, même dans les derniers rangs du peuple, un homme qui ne sache pas lire. Chaque village a son école primaire.