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Ils sentent confusément qu’au-dessus du niveau commun des passions humaines il s’en agite de plus fortes et de plus nobles qui appartiennent au domaine du drame, — qu’au-dessus de l’homme vulgaire et banal il y en a un autre qu’il faut découvrir et représenter. En un mot, ils cherchent l’idéal; mais c’est dans cette recherche même qu’ils s’égarent. L’extrême Orient, il faut bien le dire, n’a pas connu la beauté simple et nue des Grecs, apanage de la race aryenne; la conception du monde supérieur ne s’est jamais pour lui traduite que par l’informe grossissement du réel. Au-delà de la trivialité journalière, il n’a trouvé que le monstre. Il a cru faire beau en faisant énorme, — obtenir l’admiration en causant la stupeur et toucher par l’effroi.

Les acteurs renchérissent sur les auteurs en cette matière; ce n’est pas assez que les héros répandent leurs lamentations ou leurs fureurs dans d’interminables monologues, il faut que les interprètes les débitent avec une emphase et une exagération insupportables. La voix enflée et caverneuse tantôt s’élève, éclate et remplit la salle, tantôt s’affaisse et tombe dans les notes sourdes et gutturales, presque indistinctes. C’est moins une déclamation qu’une mélopée où l’harmonie imitative la plus maladroite remplace la diction. Les gestes sont à l’avenant. Le héros est-il en colère, ne cherchez ni Othello, ni même Triboulet : il écume, il rugit, il se démène, tombe épuisé pour se relever plus furieux, montre les dents, roule les yeux, s’arrache de vraies touffes de cheveux et se tord dans d’épouvantables convulsions, puis reprend encore haleine pour s’abandonner de nouveau au paroxysme de la rage. « Bien rugi, lion ! » semble s’écrier la foule, et forcément la toile tombe pour interrompre une pantomime sans conclusion, qui exténue l’acteur avant de lasser le public. Parfois au contraire l’arrivée d’un nouveau personnage fait rentrer en lui-même cet énergumène qui ne se possédait plus, et sans transition le voici qui reprend le dialogue sur un ton parfaitement calme, s’assoit, fume sa pipe et cause de l’air le plus naturel du monde. On prévoit déjà que la brutalité des détails correspond à celle du jeu. Si, dans les scènes familières, on boit, on mange, on fume, dans les scènes tragiques on feint de vraies blessures saignantes, on endure de vraies douleurs. La tête de l’ennemi mort roule infailliblement sur le sol ; toute agonie se prolonge, non pour prophétiser, maudire ou blasphémer, mais pour exhaler les plaintes d’une douleur toute physique. Il serait à souhaiter pour les adeptes de notre jeune école réaliste qu’ils pussent assister à ces exhibitions lugubres, comme les jeunes Spartiates à l’ivresse des ilotes; ils y verraient jusqu’à quel degré de fatigue peut conduire l’application illimitée de leur théorie. Cette fatigue est telle que, malgré la bizarrerie du contraste, les yeux et l’esprit sont pour ainsi dire