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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/736

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une sorte de saint George asiatique, vainqueur d’un dragon qui désolait jadis Kioto et avait même chassé le mikado de son palais.

Le contact de la civilisation chinoise transforma le théâtre, comme l’imitation de Sénèque et des auteurs espagnols transformait le nôtre quelques années plus tôt. C’est en 1624 que s’ouvrit à Yeddo, sur l’ordre du taïcoun, la première shibai-ya. Aux exhibitions sacerdotales succédaient de véritables poèmes dramatiques dont le sujet était toujours emprunté à l’histoire nationale, et dont le répertoire forme encore aujourd’hui une source de renseignemens précieux sur les mœurs du temps passé; mais le rapprochement avec nos mystères n’en devint que plus étroit et subsiste encore dans l’art moderne. C’est la même préoccupation de fidélité à l’histoire ou à !a légende, étrangère à tout plan de composition, la même recherche archéologique sans souci des caractères ou de l’action, le même soin minutieux à retracer les détails les plus insignifians, les réalités les plus triviales, à copier servilement le vrai aux dépens même du vraisemblable. L’auteur nous fait-il assister à la préparation d’une vengeance, motif ordinaire de ces épopées dialoguées, il s’attache à suivre son héros pas à pas, jour par jour, ne nous faisant grâce ni d’une conversation, ni d’un repas, ni d’un épisode conservé par la mémoire des hommes, ne nous épargnant aucun des hors-d’œuvre qui font languir le spectateur. Au bout du second acte, l’action n’est généralement pas plus avancée qu’à la fin du premier, ou, pour mieux dire, il n’y a pas d’action, ce n’est qu’une série de tableaux où les divers personnages exposent leurs sentimens tout au long. On attend vainement une de ces scènes si fréquentes sur nos théâtres où l’action se noue et se dénoue, et autour desquelles pivote toute la pièce.

Aussi ce qu’il faut aller chercher au spectacle, ce ne sont point ces émotions vives et poignantes qui font éclater chez nous des applaudissemens soudains quand l’auteur a touché juste, c’est plutôt le plaisir que produiraient des tableaux vivans représentant les grandes scènes de notre histoire. Qu’on suppose par exemple la vie de Jeanne d’Arc fidèlement racontée, de Domremy à Rouen, devant un public ému d’avance au souvenir de l’héroïne, suivant scène par scène une épopée nationale, et l’on aura une idée de l’impression calme et profonde que provoque le drame japonais chez ses auditeurs. Comme l’enfant qui ne se lasse pas d’entendre répéter par sa nourrice la même histoire et s’attendrit toujours au même endroit, le public se laisse volontiers toucher par des récits cent fois recommencés, et, loin d’exiger qu’on renouvelle les inventions, ne saurait souffrir qu’on lui changeât ses héros. De là la permanence des types, des situations et des données tragiques. Point d’intrigue qui coure à travers mille péripéties, point de passion qui se