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prisonnier avec mon père; on me fit grâce alors. Aujourd’hui ma vengeance est accomplie, et je n’ai plus que faire de la vie. — C’est moi qui jadis vous ai gracié, dit le shiogoun, et vous vouliez m’assassiner. — J’ai suivi l’exemple donné par vous-même : quand votre père, battu, fut fait prisonnier par Yomori, vous avez reçu la vie de celui-ci, et vous n’en avez usé que pour vous venger. C’est ainsi que vous avez conquis la puissance suprême.» Kadjuwara veut intervenir. « Qu’on fasse taire cette bête brute, dit Goro, je n’ai pas de bouche pour lui répondre. — Toi, un serviteur de Yoritomo, insiste le courtisan, tu as voulu l’assassiner? — Jamais les Sôga n’ont été les serviteurs de Yoritomo. Il n’est qu’un usurpateur, et notre race n’a jamais courbé la tête que devant le mikado. »

Un des défenseurs du shiogoun, Taratsuné, apporte la tête de Juro, qu’il a tué, et la dépose devant le prisonnier. « mon frère, dit en gémissant Goro, entre nous deux l’union était complète. A peine avions-nous cinq ou six ans, que nous avions juré de nous venger et de mourir ensemble. Et maintenant je suis prisonnier, je vis, et toi, tu as été tué loin de mes yeux; j’aurais dû te secourir, et je t’ai perdu dans la mêlée; me voilà captif au lieu d’avoir succombé glorieusement avec toi! — Ne le regrettez pas, il est mort en héros, dit Taratsuné, apprenez comment je l’ai tué. J’ai entendu votre voix appeler Juro; je l’ai reconnu, nous avons croisé le fer, son sabre s’est brisé dans sa main, sans quoi j’eusse assurément succombé; mais, se voyant désarmé, il m’a prié de lui épargner la honte de vivre en lui tranchant la tête. » Et ce disant, il jette devant Goro le tronçon de la lame.

Le shiogoun reconnaît une lame qui avait appartenu à ses ancêtres. C’est un dépôt sacré. Il va faire grâce à celui dont le père a possédé ce trésor. En ce moment arrive Inobumaro, le fils, maintenant orphelin, de Kudo, qui frappe violemment le prisonnier. Il faut toute sa jeunesse pour lui faire pardonner cette action, dont il est sévèrement réprimandé. « Enfant, lui dit Goro, venez, je ne vous hais pas. Nos familles ont été divisées par les haines de nos ancêtres; moi, j’ai mis dix-huit ans à poursuivre ma vengeance, vous, plus heureux, vous allez en obtenir une immédiate. Tuer et être tué, c’est le sort du guerrier. » L’enfant s’attendait à la pensée de voir tomber la belle tête de Goro; il aurait du courage contre un homme debout, il en manque contre ce prisonnier chargé de chaînes. Il réclame seulement la permission de le frapper du plat de son sabre, et s’arrête quand Goro lui dit : « Vous êtes assez vengé, nous sommes quittes. — Et maintenant doit-on exécuter le prisonnier? demande l’infernal Kadjuwara. — Non, dit le shiogoun, je ne veux pas qu’un si brave guerrier meure. Je veux lui donner des terres et le garder à mon service. — Et moi, répond