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ambulante, de jeunes acteurs exécutent des danses, des pantomimes et surtout des changemens de masques burlesques. Aujourd’hui c’est une corporation de charpentiers; demain ce sera celle des bateliers, des marchands d’étoffe ou toute autre qui célèbre sa matsuri et promène ainsi un ou plusieurs théâtres ambulans d’un bout à l’autre de la ville, quelquefois pendant plusieurs jours de suite.

L’attrait qu’exerce l’art scénique est trop vif en ce pays pour que la classe des lettrés ait pu s’y soustraire complètement; mais, comme il lui répugne de se mêler à ces plaisirs grossiers, elle a ses spectacles à part, d’un caractère plus officiel, plus guindé et partant beaucoup moins gai. Dans les yaskis princiers, aujourd’hui enlevés à leurs anciens maîtres et peuplés par les ministères, les écoles et les Européens au service du gouvernement, on retrouve encore l’emplacement de la vaste pièce qui servait de salle de spectacle. La scène était formée par un plancher à roulettes surmonté d’un vélarium et amené dans le jardin devant la vérandah. C’est là que se donnaient les no. Il faut entendre par là de longs récitatifs poétiques retraçant une fable religieuse, chantés en partie par le chœur, tandis que les acteurs, par une danse lente et cadencée, accompagnent gracieusement et expliquent la pensée, souvent fort obscure. Il n’y a ni décor ni mise en scène, tout cela est remplacé, suivant une formule célèbre qu’on pourrait renverser,... par un monologue sans vivacité et sans animation. L’orchestre prend place au-dessous des acteurs; il se compose principalement de flûtes de diverses formes, de flageolets et de pipeaux. Les sons aigus de ces instrumens forment un glapissement semblable à un prodigieux soupir, dont certain passage du prélude de Lohengrin peuvent donner une lointaine idée. On dirait la plainte d’une foule d’enfans en larmes, et cette impression ne contribue pas peu au caractère à la fois grandiose et mélancolique des no.

On trouve assez difficilement aujourd’hui l’occasion de voir ces représentations moitié lyriques, moitié sacrées. Des quelques daïmios qui pouvaient entretenir une troupe, les uns sont totalement ruinés, les autres emploient leurs revenus à se procurer des articles de Paris du goût le plus détestable. Seule, la troupe du mikado subsiste encore. Le séjour du grand-duc Alexis en 1872 fut l’occasion d’une de ces rares exécutions, à laquelle quelques Européens furent admis. Le ton des chanteurs, le style, les mouvemens, tout est de pure convention, La monotonie de la déclamation gâte la beauté réelle de la poésie. Quant au fond de ces pièces, il nous suffira d’en résumer une pour en donner l’idée à nos lecteurs.. Inutile de dire que ni Européens ni Japonais n’y entendent un mot, et qu’il faut, avant d’en obtenir une traduction, mettre plus d’un interprète à la torture.