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les chemins qu’ils ont parcourus, la topographie de leurs champs de bataille. Les montagnes célestes, qui dans la mythologie primitive sont les nuées, les rivières célestes, qui sont la pluie, la mer céleste, qui est l’atmosphère, se sont transportées dans le monde inférieur, et sont devenues de vraies montagnes en calcaire et granit, de vrais fleuves russes, le Dnieper ou le Volga, de vraies mers russes, la Caspienne ou la Baltique. Les dragons célestes sont devenus de vrais serpens ou des géans comme Chark et Tougarine, ou des khans tatars, les uns de pure imagination, comme Idolichtché ou Kaline, les autres réellement historiques, comme Baty, qui conquit la Russie au XIIIe siècle, et Mamaï, qui fut vaincu à Koulikovo par Dmitri Donskoï. Dans telle chanson prise au hasard, on retrouve superposés les débris archaïques appartenant à des périodes fort diverses de la genèse poétique. On voit en même temps Ilia identifié à la nature elle-même et endormi du sommeil hivernal, — puis dieu du tonnerre brandissant la massue de Péroun, l’arc d’Apollon, le marteau de Thor, — puis héros russe courant de Mourom par Tchernigof au secours du prince de Kief, — puis chevalier chrétien protégeant les orphelins et bâtissant des églises à saint Nicolas; mais déjà pour les chanteurs populaires du moyen âge Ilia est bien un bogatyr, de même que Soloveï est bien un brigand. Ce qu’ils admirent, ce qu’ils glorifient, c’est l’Ilia vivant et humain et non pas l’Ilia mythique.

Pour en revenir à des questions du temps présent, n’est-il point remarquable de voir le cycle de Vladimir transporté de toutes pièces partout où s’est porté le flot des émigrations russes? Lorsque les populations slaves s’éloignèrent de la Russie kiévienne, en proie aux barbares de la steppe, et allèrent fonder sur le Don et sur le Volga, sur la Mer-Blanche et sur l’Obi des Russies nouvelles, elles conservèrent non-seulement leur langue, leur religion, leurs coutumes, mais leurs traditions poétiques. Comme Énée, qui sauvait ses dieux pénates de Troie en flammes, le Russe emporta bien loin de Kief les images épiques des héros kiéviens. Qu’il se soit établi aux bords de l’Onega, à Arkhangel, à Simbirsk, en Sibérie, pas un trait de la physionomie traditionnelle des compagnons de Vladimir ne s’est perdu pour lui. Partout Diouk, Dobryna ou Alécha sont restés tels qu’on les avait chantés au XIIe siècle dans les campagnes de l’Oukraine. Si l’on avait besoin d’argumens contre la théorie passionnée qui conteste à une partie des Grands-Russes la qualité de Slaves, on en trouverait un fort concluant dans cette fidèle propagation des chansons épiques. Ilia de Mourom revendiquerait pour ses compatriotes tous ceux qui ont si bien conservé le souvenir reconnaissant de ses exploits.


ALFRED RAMBAUD.