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du poêle, les bras croisés avec son plus méchant sourire. Sur un escabeau s’accroupissait Akenty Prow, le vieux garçon, tel qu’un enfant en pénitence. Il tremblait et pleurait, ses deux mèches retombaient en désordre le long des oreilles, ce qui le faisait paraître plus chauve que de coutume : Théodosie se leva. Akenty s’en tint à un signe de tête, puis cacha dans ses mains son visage d’une pâleur grise. — Puis-je compter toujours sur votre procuration, Théodosie? demandai-je.

— Assurément; veuillez écrire...

— Vous n’avez pas changé d’avis?

— Je ne change jamais quand j’ai une fois parlé.

— Voici donc la procuration. — Je la posai sur la table.

— Qui proposez-vous? demanda-t-elle, tirant de l’armoire une petite bouteille d’encre moisie; puis elle chercha une plume.

— Notre candidat, — je le nommai, — est désigné par le comité de Lemberg; c’est un instituteur capable et un caractère honnête.

— Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage, dit la veuve.

S’approchant de la table, elle signa la procuration en grands caractères, les sourcils serrés, la bouche entr’ouverte, en retenant son haleine avec autant de gravité que s’il se fût agi d’un jugement pour crime de lèse-majesté.

Un gémissement d’Akenty Prow lui fit tourner la tête. — Voyez, monsieur, s’écria-t-elle superbe d’indignation, voyez cet être, cette pâte molle! Dois-je prendre cela pour mari? Cesse de hurler, Akenty, ou bien il faudra que je te chasse.

— Hélas! larmoyait le vieux garçon, n’ai-je pas le droit de faire du bruit dans ta maison, ruiné comme je le suis ? Tout est de ta faute ! Maudit soit le jour où je suis né, maudit soit le jour où je t’ai connue, où la bête a été en moi plus forte que l’homme, où j’ai dit : « Théodosie, je te prends pour femme, si tu veux. »

— As-tu appris tes injures au cabaret du Juif? demanda tranquillement Théodosie.

— Oh! que n’as-tu dit non ce jour-là! bégaya le malheureux.

— Va-t’en, vieux pleureur, va te louer aux enterremens; là on te paiera tes cris et tes larmes; moi, je n’en donnerais pas cela !

— Tu ne veux pas de moi ?..

— Non.

— Pour qui ai-je perdu cependant tout mon bien, chevaux, bétail, récoltes?..

— Cela ne me regarde pas, dit Théodosie, parlons d’autre chose.

— Non, ne parlons pas d’autre chose, interrompit Akenty avec emportement. Monsieur, j’ai tout perdu pour cette femme, tout... J’étais riche, les filles me regardaient d’un bon œil, et maintenant