Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou l’Encyclopédie ; l’irréligion fait plus de progrès en quarante ans qu’elle n’en avait fait en trois siècles, et ce progrès, dans la littérature d’imagination, s’affirme par Candide, la Religieuse et Jacques le fataliste.

Diderot ne s’attaque plus seulement, comme dans le moyen âge, aux moines sacristains qui veulent décevoir les femmes des bourgeois ruinés, aux prélats qui tiennent garnison dans les places démantelées du pays de Braquerie, comme sous Louis XIV. Il reprend contre l’institution monastique toutes les accusations des réformés : le célibat, le renoncement, l’ensevelissement dans les cloîtres, sont en contradiction avec les instincts les plus profonds de l’âme humaine ; ils conduisent au désespoir, à la révolte désordonnée des sens ; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de faire des saints, ils ne font que des hypocrites et des victimes. Chaque fois qu’il aborde cette thèse, Diderot la développe avec une verve étincelante, et cette verve ne se montre nulle part plus impitoyable que dans l’épisode du Père Hudson. Prieur d’un couvent de prémontrés de Paris, le père Hudson y introduit la réforme la plus édifiante ; il en chasse les jansénistes, il fait régner les bonnes mœurs, refleurir les études, et se réserve pour lui-même le privilège des désordres les plus effrénés. Non content de corrompre ses pénitentes, il établit un parc aux cerfs dans une petite maison du faubourg Saint-Médard, et se fait prendre par le guet « chez une de ces créatures qui sollicitent les passans. » Sa conduite est signalée au général de son ordre, des commissaires sont envoyés dans son couvent faire une enquête. « Ils constatent plus de forfaits qu’il n’en fallait pour mettre cinquante moines dans l’in-pace ; » mais Hudson ne se déconcerte pas pour si peu. Afin d’échapper plus sûrement à l’orage qui le menace, il l’attire par une ruse infernale sur la tête des frères enquêteurs. Il avait séduit une jeune fille qu’il tenait cachée dans un petit logement du faubourg Saint-Médard. Il court chez elle. — Mon enfant, lui dit-il, tout est découvert, nous sommes perdus ; avant huit jours vous serez renfermée, et j’ignore ce qui sera fait de moi. Point de désespoir, point de cris ! remettez-vous de votre trouble. Écoutez-moi, faites ce que je vous dirai, faites-le bien ; je me charge du reste. Demain je pars pour la campagne. Pendant mon absence, allez trouver deux religieux que je vais vous nommer (et il lui nomma les deux commissaires), demandez à leur parler en secret. Seule avec eux, jetez-vous à leurs genoux, pleurez, sanglotez, arrachez-vous les cheveux ; racontez-leur toute notre histoire, et la racontez de la manière la plus propre à inspirer de la commisération pour vous, de l’horreur contre moi.

— Comment, monsieur, je leur dirai…