Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le marquis fut colonel. Mondor ne fut qu’un homme vrai, il eut tort. Cette aventure le rebuta ; il perdit toutes vues de fortune, vint à Paris vivre en particulier, et forma le projet de s’y faire des amis. Ah ! bon Dieu, comme il eut tort ! » Ses amis lui empruntèrent de l’argent, et il ne les revit plus. Il fréquenta des gens de lettres et des savans, et ils se fâchèrent contre lui, parce qu’il leur donnait de bons conseils lorsqu’ils le consultaient sur leurs œuvres ; il épousa une femme laide pour n’avoir point de rivaux, et la traita avec tous les égards possibles. « Elle prit sa douceur pour faiblesse de caractère, et le maîtrisa rudement. Il voulut se brouiller, il eut tort, cela lui ménagea le tort de se raccommoder. Dans les raccommodemens, il eut deux enfans, c’est-à-dire deux torts : il devint veuf, il eut raison, mais il en fit un tort ; il se retira dans ses terres, et de nouveaux malheurs, provoqués par son bon cœur et son bon sens, l’y poursuivirent encore. Il sentit le néant des choses d’ici-bas ; il se fit moine, et ce fut là son dernier tort, car il mourut d’ennui. » La morale du conte peut se résumer ainsi : le plus sûr moyen de n’arriver à rien dans ce bas monde, c’est de s’y conduire sagement et honorablement. Cette idée revient souvent, et c’est encore une façon détournée de protester contre le gouvernement d’en haut.

Nous n’avons jusqu’ici vu figurer que des gens de qualité dans les contes du XVIIIe siècle ; avec Vadé, nous y voyons figurer les petits bourgeois et les dernières couches sociales. Né à Ham en 1720, Vadé est resté célèbre comme créateur du genre poissard ; mais ce mot avait sous l’ancien régime un sens qu’on ne saurait lui attribuer aujourd’hui ; on n’admettait pas que la littérature s’occupât du peuple, on regardait comme grossières les œuvres où il était mis en scène, et le mot poissard répondait à cette idée, parce que l’on donnait le nom de poissardes aux marchandes des halles, qui épuisaient dans la conversation et les disputes les mots les plus malsonnans et les trivialités les plus cyniques. Vadé dans ses contes n’est point tombé si bas, il a tenté l’étude de ce qu’on appelle aujourd’hui les mœurs populaires, et personne après lui n’a rien écrit dans le même genre de plus naturel et de plus gai que les Amans constans jusqu’au trépas. Il se trouvait à la campagne lorsqu’après le diner on le mit au défi de composer une historiette sur le thème suivant : un jeune homme et une jeune fille s’éprennent d’une vive passion, mais les événemens les plus tragiques viennent traverser leur amour ; le jeune homme est brûlé, noyé, pendu ; la jeune fille devient enragée, elle passe par les baguettes et se jette par une fenêtre, ce qui ne les empêche pas de se marier. Vadé broda sur cette donnée impossible l’histoire de M. Félix, garçon perruquier, et de Mlle Babet Casuel, nièce de M. Honoré, syndic de la corporation