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monde conclut que M. de Louvignac était un original, ce qui n’explique rien.

Cette espèce de grand seigneur, dont la vie correcte témoignait qu’il voulait être estimé, montrait dans la conversation une indulgence extrême pour les fautes et même pour les gros péchés des jeunes gens. Ordinairement cette bonté philosophique est l’effet d’une longue expérience et d’un grand âge. L’homme sur son déclin sourit des erreurs où il ne peut plus tomber, tandis qu’à quarante ans la sagesse est de fraîche date et volontiers sévère. M. de Louvignac ne l’était que pour lui-même. Avec des principes fermes, en matière de délicatesse et d’honneur, il se plaisait à excuser et à pardonner les faiblesses des autres. En maintes occasions, il avait montré du courage, du sang-froid dans le danger ; mais la plus légère indisposition le plongeait dans un abattement profond. Son visage était beau, sa taille élégante, et ses yeux noirs semblaient faits pour exprimer toutes les passions, et cependant on y voyait rarement autre chose qu’une mélancolie inquiète. Il prenait soin de sa personne avec des recherches de petite-maîtresse où l’on ne sentait point l’envie de plaire. Enfin dans ses habitudes, ses mœurs et son caractère, cet homme avait je ne sais quoi d’énigmatique et de compliqué, comme si son naturel eût été altéré ou modifié par quelque choc violent du destin, par quelque passion aujourd’hui éteinte, ou comme s’il eût vécu sous l’obsession d’un souvenir accablant et d’une idée fixe. C’est cette énigme qu’il s’agissait de deviner.

Un soir du mois de janvier 1870, dans le petit salon du vieux marquis de C…, nous étions six fumeurs réunis devant un grand feu. Dix heures sonnaient. On apporta le thé. M. de Louvignac se prépara une tasse de cette boisson chaude dans laquelle il versa beaucoup de lait. Le vieux marquis nous racontait ses souvenirs de jeunesse. Mon voisin, qui était un peintre de paysages, se penchant à mon oreille, me dit tout bas : — Je m’étonnerai bien si le marquis ne nous raconte pas ce soir la mémorable histoire du carrick jaune.

— Qu’est-ce que cette histoire ? demandai-je.

— Puisque vous ne la connaissez pas, apprêtez-vous à l’entendre. Le peintre s’approcha de la fenêtre, souleva le rideau et nous annonça que la neige tombait.

— Cette affreuse neige ! s’écria le marquis, je la déteste.

— Pourquoi donc ? dit le peintre.

— Mauvais plaisant, reprit le marquis, vous savez bien pourquoi ; mais ces messieurs l’ignorent, et je vais le leur apprendre. J’avais dix-sept ans lorsqu’il fut décidé que j’entrerais dans la maison militaire du feu roi Charles X. Pour cela, il fallait passer par l’école de