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de petits carrés de pain et des verres d’eau qui représentaient idéalement un festin, puis chacun se mit à stimuler la ferveur de ses frères en racontant sa propre expérience, les hauts et les bas rencontrés sur le chemin du salut.

Toutes les femmes étaient coiffées de chapeaux qui leur couvraient le visage et les rendaient semblables les unes aux autres ; Morton ne put donc s’assurer si Anne-Éliza était présente. Son habitude était de parler l’une des premières ; une heure s’étant écoulée sans qu’il reconnût sa voix, le jeune ministre conclut naïvement qu’elle était restée chez elle à pleurer son abandon. Il se trompait ; une prière plaintive s’éleva enfin d’un coin écarté de la salle. C’était elle, mais bien changée ! Elle parla de ses récentes tentations, de l’épreuve du feu qu’elle avait traversée, des flots d’amertume répandus sur son âme, et quelques-uns des frères poussèrent de profonds soupirs, la plupart des sœurs lancèrent des regards de reproche au frère Goodwin. L’ennemi l’avait tentée de rester chez elle silencieuse, car il semblait que sa douleur ne pût que décourager les autres, mais elle s’était relevée sous la croix. Là-dessus Anne-Éliza changea de ton et emporta tout son auditoire dans un courant d’éloquence passionnée dont Morton lui-même ressentit le choc. Ce n’était pas une hypocrite vulgaire qu’Anne-Éliza ; elle avait le génie du mysticisme comme d’autres ont le génie poétique, ce qui, joint à beaucoup d’exaltation et à fort peu de conscience, faisait d’elle une personne dangereuse pour les autres et pour elle-même. Morton commençait à se sentir coupable envers cette âme ardente, qu’il pouvait aider à faire du bien ; poursuivi plus que jamais par le souvenir de Patty, il ne s’en promit pas moins de réparer ses torts involontaires, quand, vers la fin du service, Magruder exhorta les fidèles à purifier leurs cœurs avant de s’approcher de la communion. L’homme regimbait encore cependant contre les résolutions du chrétien, qui peut-être n’eussent pas été définitives, s’il ne se fût aperçu bientôt que sur toute l’étendue de ce vaste territoire de Jenkinsville on s’entretenait de la passion romanesque d’Anne-Éliza Meacham pour le prédicateur Goodwin.

L’un des résultats du système méthodiste des circuits avec leurs grandes assemblées trimestrielles était une sorte d’unité organique, de communauté de sentimens établie entre les fidèles, quelque dispersés qu’ils fussent. À chaque station de sa tournée, Morton constatait avec désespoir que les filles à marier lui donnaient généralement raison, et que plus d’un homme, jaloux de ses succès, profitait de l’occasion pour lui nuire. — Laissez crier ! lui dit quelque part une vieille sœur connue pour son penchant à la médisance. Vous êtes dans votre droit de ne pas épouser la sœur Meacham, si vous avez