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Louis XV, un jour qu’il revenait d’Auteuil, où il avait soupé avec Volney et Bitaubé chez la veuve d’Helvétius. Il était gentilhomme et franc-maçon ; les excès des sans-culottes choquaient ses goûts d’homme du monde et ses tendances humanitaires. Sur tout ce qu’il vit dans la rue, dans les clubs et dans les salons, il nous apprend peu de chose ; on trouve pourtant dans ses mémoires un récit détaillé qui contredit une assertion de M. Thiers. Il s’agit de l’insurrection du 10 août. Après avoir raconté la séance orageuse de la convention à laquelle il assistait (sur ce point, son récit confirme celui de l’historien), Gorani continue en ces termes :

« Sur ces entrefaites et au milieu de ces débats, Danton, Marat et Robespierre, suivis par cinq autres parmi les principaux conspirateurs, sortirent à la dérobée de la convention et furent dans une maison de la rue Dauphine… C’est dans ce conciliabule, tenu le 9 mars, que fut résolue l’exécution du mouvement extraordinaire (concerté) pour la nuit du 9 au 10… On savait où trouver les 5,273 victimes qu’on devait massacrer cette nuit-là (Gorani était du nombre). C’est une chose très remarquable dans la révolution que, toutes les fois qu’une insurrection partielle n’a pu réussir, on n’a jamais été redevable de pareilles faveurs au patriotisme ni à la vertu. Le mouvement qui devait avoir lieu dans la nuit du 9 au 10 mars n’a échoué que par un hasard heureux. Cinq jeunes gens faisaient une orgie dans la maison même où les conjurés s’étaient assemblés. Un sixième de ces muscadins, y étant venu un peu tard, s’aperçut d’un mouvement au premier étage ; il prêta l’oreille à ce qu’on y faisait et reconnut la voix de Marat, de Robespierre et de Danton. Le jeune homme était attaché à la maison Roland : il y alla sur-le-champ, le conseil exécutif fut assemblé, et l’on prit les mesures nécessaires pour empêcher (de sonner) le tocsin et de tirer le canon d’alarme. Cette conspiration fut découverte à une heure après minuit, c’est-à-dire six quarts d’heure avant le moment de l’exécution… J’étais alors logé au collège des Quatre-Nations. Ma chambre à coucher avait ses croisées sur la rue de Seine. Un moment avant le coup de deux heures (le matin du 10 mars), j’entends frapper de grands coups à ma porte. Je m’éveille à l’instant, je saute hors de mon lit, j’ouvre une croisée. Un gendarme dans un fiacre s’écrie : « Citoyen G…, viens comme tu es avec moi dans cette voiture et ne crains rien ; je te parle d’ordre du citoyen ministre Clavière… » J’enfile un habit dans un clin d’œil…, je descends et entre dans le fiacre, et au bout de peu d’instans je suis chez Clavière, où je trouve assemblés Brissot, Vergniaud, Condorcet, les Roland, mari et femme, ainsi que les autres personnages les plus marquans du parti de la Gironde. Nous étions en tout au nombre de vingt-deux… » Clavière instruisit ses amis du complot découvert,