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n’est donc pas inutile de les demander. Nous en dirons autant de l’action gouvernementale et législative. Sans doute, le gouvernement ne donne pas par là même une vertu surnaturelle à ceux qui en sont investis ; mais le fait seul d’être chargé d’intérêts généraux crée un esprit d’ensemble, de généralité et d’impartialité, qui en somme, toute déduction faite des erreurs particulières et des intérêts personnels, tend au plus grand bien de l’ensemble[1]. Sans doute, la doctrine de l’état-providence est un préjugé dangereux qu’il est très utile de combattre ; mais doit-on aller jusqu’à dire qu’il ne faut pas de gouvernement du tout ? La science sociale serait trop facile, s’il suffisait, pour la construire, de prendre tout simplement le contre-pied de ce qui est admis ; c’est ce procédé élémentaire qu’avait employé Proudhon, et qui lui a fait de grands admirateurs parmi les naïfs ; mais un esprit comme celui de M. Spencer est trop élevé et trop sérieux pour se contenter de ces contre-propositions qui ne nous apprennent rien.

La crainte excessive de l’action législative entraîne M. H. Spencer jusqu’à protester contre la tendance, universelle aujourd’hui, de répandre l’instruction populaire. Chose étrange, le même homme qui, dans tout son livre, nous montre les funestes effets de l’ignorance et la nécessité d’une science sociale trouve tout à coup qu’il n’y a pas de plus grand préjugé que de beaucoup attendre du développement de l’instruction et même de l’éducation. Que l’on s’oppose, si l’on veut, au principe de l’instruction obligatoire : que l’on rectifie les idées excessives que l’on peut se faire des bienfaits de l’instruction populaire, que l’on nous apprenne qu’elle n’est pas plus qu’autre chose une panacée : tout cela peut être sage et utile ; mais prendre précisément le contre-pied des opinions courantes et dire, comme le ferait le plus aveugle des ignorantistes : « Quel rapport peut-il y avoir entre savoir lire, et acquérir un sentiment plus élevé du devoir ? comment la facilité à former des signes représentant des sons pourrait-elle fortifier la volonté de bien faire ? comment la connaissance de la table de multiplication pourrait-elle développer les sentimens de sympathie ? » opposer des objections si vulgaires et si superficielles à une tendance exagérée, si l’on veut, mais au fond très raisonnable, c’est avoir un esprit bien contrariant, bien décourageant, et qui ne sait que trouver à redire de tous les côtés. M. Spencer triomphe de ses connaissances psychologiques qui lui apprennent, paraît-il, que l’intelligence n’est pour rien dans les actions des hommes[2] ; mais c’est là une psychologie très

  1. C’est ainsi par exemple qu’un très méchant homme comme Louis XI peut avoir fait plus pour le bien public qu’un autre homme d’une nature beaucoup plus élevée.
  2. Afin de prouver que l’intelligence n’est pour rien dans les actions, M. Spencer cite le témoignage des maîtres de maison qui assurent, dit-il, que « les domestiques ne font aucune attention aux reproches et persistent dans leurs mauvaises habitudes, même quand on leur en a mille fois prouvé l’absurdité. » Il semble que, si quelque chose prouve la nécessité de la culture, c’est justement ce fait-là, car l’entêtement dont parle M. Spencer est précisément causé par le défaut d’intelligence. D’ailleurs le fait est tout à fait faux, et les domestiques, quand ils sont jeunes, sont tout aussi capables que les autres classes de la population de s’éclairer et de se perfectionner, sans avoir besoin « de la crainte de la punition. » Enfin l’auteur se contredit sans s’en douter, car en nous montrant les domestiques « insensibles aux reproches, » il nous les montre aussi incapables d’être modifiés par une émotion que par une idée ; or c’est le contraire qu’il veut démontrer. Au reste, tout ce passage sur l’instruction est un modèle de mauvais raisonnement.