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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/331

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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

bleaux licencieux, et dont les Contes de La Fontaine peuvent nous donner quelque idée. Les Romains sérieux affectaient d’en parler fort mal ; les autres aimaient beaucoup à les lire, et avec le temps le nombre de ceux qui les lisaient sans scrupule ne tarda pas à devenir très considérable. On nous dit qu’un des officiers qui allèrent combattre les Parthes avec Crassus en avait rempli sa valise. Nous savons par Ovide qu’il y en avait dans les bibliothèques publiques de Rome, et c’étaient sans doute les livres les plus demandés. Ceux qui en faisaient ainsi leur lecture assidue n’avaient pas l’intention de s’édifier en les lisant : ils voulaient seulement s’amuser, et il fallait oser beaucoup pour les satisfaire. C’est ainsi que l’indécence et l’immoralité étaient devenues pour ainsi dire la loi du genre. Aucun des romanciers n’y échappait, et Apulée lui-même, qui avait l’intention d’écrire un roman dévot et théologique, fut obligé d’y mettre des aventures très légères pour contenter son public. On savait donc, quand on ouvrait un de ces livres, à quoi l’on devait s’attendre, et le scandale s’y trouvait au moins diminué de ce qu’y ajoute toujours la surprise. N’oublions pas d’ailleurs que, quelque loin qu’allât un auteur latin, il était justifié d’avance par l’auteur grec qu’il imitait, et qui d’ordinaire était allé plus loin encore. Nous disons que le latin « brave l’honnêteté ; » les Latins le disaient des Grecs, et ils n’avaient pas tort de le dire.

Il arrive aussi chez nous que le roman, étant entré dans la littérature sérieuse, s’est trouvé soumis à toutes les règles que subissent les autres genres. On lui demande d’être régulier, suivi, bien ordonné. Les anciens, qui le traitaient avec moins d’importance, lui laissaient plus de liberté. Ils n’exigeaient pas non plus qu’il contînt ces études fidèles de caractères et de passions qu’on veut y rencontrer aujourd’hui. En général toutes ces peintures exactes de la vie bourgeoise n’étaient pas alors aussi goûtées que chez nous. La comédie grecque ne s’avisa de les introduire chez elle qu’après avoir été chassée de la politique, et l’on avait trouvé qu’en le faisant elle s’était fort abaissée. Ces dispositions du public et des critiques permettaient aux auteurs de se mettre à l’aise dans les tableaux qu’ils traçaient de la société et de la vie. Le roman surtout étant fait tout entier pour le plaisir de l’imagination, il semblait naturel d’y laisser dominer la fantaisie. Le fond sans doute était pris à la vie réelle, mais sur ce fond le romancier brodait librement. Les caractères étaient poussés jusqu’à la charge quand ces exagérations devaient amuser le public ; les incidens les plus extraordinaires étaient mêlés à des peintures fidèles de la vie, et personne n’était choqué de voir le cours d’un récit interrompu par « ces gaillardes escapades » qui charmaient chez Aristophane.

Voilà ce qu’on permettait d’ordinaire aux romanciers et ce qu’il