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faut s’attendre à retrouver chez Pétrone : il est, s’il se peut, encore moins moral que les autres, et ne se pique pas d’être beaucoup mieux ordonné. Un lecteur habitué aux romans d’aujourd’hui trouvera sans doute que les incidens qui composent celui de Pétrone ne sont pas rattachés entre eux par une intrigue assez serrée, et qu’il ne s’est pas donné la peine de créer un ensemble qui eût des proportions régulières. Tantôt le récit se précipite et tantôt il s’arrête. Ici, l’auteur indique à peine la suite des événemens ; là, il se plaît à développer sans fin un tableau qui doit plaire à ses lecteurs : c’est ainsi que le repas de Trimalchion, qui n’est en vérité qu’un épisode, a pris une étendue démesurée. Contrairement aux règles de l’art, des personnages nouveaux sont introduits, vers la fin du récit, qui s’emparent tout de suite des premiers rôles. Ce qui frappe surtout, c’est que l’ouvrage est composé d’élémens divers, et qu’on ne paraît pas s’être soucié de les fondre ensemble. On y trouve de petits contes, imités du grec, qui ne tiennent au reste que par un lien très léger, des pièces de vers, dont plusieurs avaient été composées pour d’autres circonstances, des sentences morales dans la bouche des débauchés, et des tirades très sérieuses au milieu des événemens les plus bouffons. Tous les tons et tous les styles y sont mêlés, et c’est là précisément ce qui explique et justifie le nom que l’auteur a donné à son ouvrage : le mot de satire chez les Romains ne signifiait primitivement que mélange.

On comprend que l’analyse d’un pareil livre ne soit pas aisée à faire, surtout quand on n’en possède plus qu’une partie, et que ce qui nous reste est sans cesse interrompu par des lacunes. Contentons-nous de dire, pour en donner une idée sommaire, que c’est le récit de la vie vagabonde de quelques aventuriers. Le roman qui s’en rapproche le plus chez nous, c’est Gil Blas ; mais le héros de Le Sage, quoique fort peu scrupuleux, est un modèle de vertu, si on le compare à ceux de Pétrone. Ce sont en général des affranchis, c’est-à-dire ce qu’il y avait de pire dans la société romaine. Ces gens s’étaient habitués, pendant qu’ils étaient esclaves, à toute sorte de ruses et de basses complaisances pour gagner la faveur de leur maître. La liberté ne les changeait pas : actifs, adroits, déliés (les sots restaient esclaves), dignes d’être au premier rang par leur intelligence, ils étaient souvent relégués au dernier par les préjugés et la misère. On leur avait donné l’instruction sans la moralité ; ils étaient pauvres avec tous les vices de la richesse. Sans autre ressource que leur industrie, sans respect pour des lois qui leur avaient fait une existence si dure, forcés de vivre aux dépens des autres et s’y résignant sans peine, ils étaient merveilleusement préparés par leur situation à faire des héros d’aventures. C’est à cette classe d’hommes qu’appartiennent les personnages de Pétrone. Le principal d’entre