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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/333

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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

eux, Encolpe, celui qui raconte son histoire, est un misérable qui a tué, volé, déshonoré la femme d’un ami, et qui ne paraît pas s’en faire de scrupules. Au moment où commencent les fragmens que nous avons conservés, il court le monde avec son mignon, en compagnie d’un camarade qui ne vaut pas mieux que lui, et bientôt après d’un poète affamé qui s’associe à leur fortune ; ils parcourent ensemble cette molle Campanie, peuplée de Grecs efféminés, où la vie est si facile, où l’on n’a souci que du plaisir, et les incidens s’y succèdent vite pour nos gais compagnons. Tour à tour voleurs et volés, mais plus souvent trompeurs que dupes, ils fréquentent les lieux suspects, ils pénètrent dans les musées, ils ameutent les écoliers sous les portiques, ou se cachent au fond de quelque auberge misérable. Quand ils n’ont plus « qu’une pièce de deux as pour acheter quelques pois-chiches, » ils se font inviter à dîner par un parvenu prodigue, qui réunit à sa table des gens qu’il ne connaît pas. Au sortir de ce festin somptueux, ils errent la nuit dans les rues sombres, se heurtent les pieds à chaque pierre et rentrent dans leur taudis, qui n’a pour meuble qu’une couchette. Ils ont des démêlés avec la police, ils se disputent avec l’hôtelier, qui craint qu’ils ne déménagent sans payer, et lui jettent des chandeliers à la tête. On nous les montre tombant sous la table après le repas, poursuivis par les vieilles femmes, « auprès desquelles ils sont aussi froids qu’un hiver des Gaules, » et courant après les jeunes, se disputant ou se partageant les bonnes grâces du mignon qui les accompagne. La fortune ne leur est pas toujours favorable : l’un d’eux essaie de se pendre après une disgrâce amoureuse ; un autre, dans un accès de désespoir violent, se frappe d’un coup de rasoir, mais c’est un de ces rasoirs de bois dont on se sert pour l’éducation des barbiers qui débutent. En général, ils supportent avec philosophie leurs mésaventures ; ils perdent rarement courage et sont habiles à se tirer de tous les mauvais pas.

C’est précisément après un naufrage où ils ont failli périr, et quand ils viennent d’être jetés presque nus sur le rivage, qu’ils tentent leur plus audacieuse entreprise. Un paysan qu’ils rencontrent leur apprend qu’ils sont près de Crotone, une des plus anciennes villes d’Italie, et, comme ils l’interrogent pour savoir quelles sont les mœurs des habitans : « Mes bons amis, leur répond-il, si vous êtes d’honnêtes négocians, fuyez d’ici, ou cherchez quelque autre moyen de subsister que le commerce ; mais, si vous appartenez à ce monde plus distingué qui sait mentir et tromper, vous pouvez venir, votre fortune est faite. Songez que dans cette ville on n’a nul souci des lettres, qu’on s’y moque de l’éloquence, et que l’honneur et la probité n’y obtiennent ni récompense ni estime. La population entière y est divisée en deux classes, les dupeurs et les dupes. Personne ne