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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/344

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ses deniers sans le lui dire, et il entend désormais qu’on l’informe, dans un délai de six mois, des domaines qu’il achète. — Le journal continue en analysant les rapports des préposés aux divers services ; rien n’y manque, pas même les faits divers et les récits scandaleux : on y raconte comment un esclave surveillant a répudié son affranchie après l’avoir trouvée avec un baigneur. On nous apprend enfin que les valets de chambre se sont réunis en cour de justice pour entendre et condamner un intendant coupable de quelque méfait. C’est donc vraiment un royaume que gouverne Trimalchion, et dans ses possessions il vit comme un prince. Ses gens imitent ses manières ; ils sont insolens pour les étrangers, durs à leurs serviteurs. Esclaves eux-mêmes et souvent maltraités par le maître, ils ont des esclaves qu’ils maltraitent pour se venger. Pétrone nous en représente un qui est prêt à punir de mort un de ses serviteurs. Tout le monde lui demande de faire grâce, mais il se fait prier pour y consentir. « Le coquin, dit-il, m’a laissé voler un habit qu’un de mes cliens m’avait donné pour ma fête. C’est plutôt sa négligence qui m’irrite que la perte de mon vêtement ; il était pourtant de pourpre, mais il avait été lavé une fois. Malgré tout, puisque vous m’en suppliez, je veux bien lui pardonner. » De toutes les personnes qui entourent Trimalchion, la seule qui n’ait pas pu se faire à sa situation nouvelle, c’est sa femme Fortunata. « Elle remue les écus à la pelle, » et pourtant elle a conservé au milieu de cette opulence tous ces soins d’économie mesquine qui conviennent aux petits ménages. Elle est toujours en mouvement et quitte la table pendant qu’on dîne pour avoir l’œil sur tout le monde. « Ne la connaissez-vous pas ? dit son mari, qui la connaît trop. Elle ne prendrait pas un verre d’eau avant d’avoir serré l’argenterie et partagé entre les esclaves les restes du repas. » Quant à Trimalchion, il est devenu un grand seigneur ou du moins il essaie de l’être. Il a pris les goûts du monde, il veut paraître un ami des lettres et des sciences. « Qui pourrait l’accuser d’être un ignorant ? Il a deux bibliothèques chez lui. » Il discourt sur l’astrologie et prouve doctement que les orateurs et les cuisiniers ont dû naître sous la même constellation. Il se permet de citer l’histoire, et, quoiqu’il n’en fasse pas toujours un bon usage et qu’il place Hannibal au milieu de la guerre de Troie, ses convives n’en sont pas moins émerveillés de son savoir. Comme Sénèque a mis la morale à la mode, il moralise à propos de tout, et, pour rappeler à ceux qu’il invite la fragilité de la vie, il fait apporter un squelette dans la salle à manger. Il se pique d’aimer les arts, il veut paraître épris de musique, si bien que le service se fait chez lui au son des instrumens, et que ses valets découpent en cadence. Cependant, lorsqu’il dit toute sa pensée, il avoue qu’en fait d’artistes il ne goûte que les danseurs de corde et les joueurs de cornet. Surtout