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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/345

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UN ROMAN DE MŒURS SOUS NÉRON.

il veut être magnifique. Pour avoir beaucoup de monde à sa table, il prend ses convives dans la rue, sans les connaître. Il les éblouit et les fatigue de son luxe, il ne sait qu’inventer pour les étonner. Chaque service est vraiment un chef-d’œuvre d’imagination qui contient des surprises et exige des commentaires. Cependant, au milieu de cette magnificence, à chaque instant se montrent l’ancien esclave et le parvenu. En même temps qu’il comble ses invités, il les insulte. « Buvez ce falerne de cent ans, leur dit-il ; je n’en ai pas fait servir d’aussi bon hier, et cependant les gens qui dînaient valaient beaucoup mieux que vous. » A la fin, le vin échauffe toutes les têtes. Chacun oublie de se retenir et revient à son naturel. Un des amis du maître prend Fortunata par la jambe en manière de plaisanterie, et la fait tomber tout de son long sur son lit. Trimalchion, exaspéré par quelques reproches de sa femme, lui jette son verre à la tête, et il se fait un si grand vacarme que la garde du quartier, croyant que le feu est à la maison, enfonce les portes, et pénètre dans la salle avec des haches et de l’eau pour éteindre l’incendie.

Voilà en quelques mots ce dîner de Trimalchion, qui occupe plus du tiers de l’ouvrage de Pétrone. D’où vient l’importance que l’auteur a donnée à ce récit, et pourquoi semble-t-il prendre tant de plaisir à le développer ? Est-il vrai, comme l’ont soutenu quelques critiques, qu’en peignant cet affranchi ridicule Pétrone voulait se moquer de l’empereur ? Je crois plutôt qu’il voulait lui plaire. Souvenons-nous que Néron était un fort grand seigneur, le dernier des Claudes et des Jules, très fier de sa naissance et de ses aïeux. Il avait toujours vécu dans le meilleur monde. Sa mère et sa femme, Agrippine et Poppée, étaient des personnes d’esprit qu’on remarquait pour la distinction de leurs manières, et il n’y avait pas de causeur plus spirituel que son ministre Sénèque. Dans cette société distinguée que fréquentait l’empereur, il était naturel qu’on se moquât de ces parvenus vaniteux, de ces échappés de l’esclavage, qui voulaient imiter les façons du beau monde. Comme la fortune ne tient pas lieu de tout, ils y réussissaient rarement. L’art de donner à dîner était surtout alors fort important et si compliqué que Varron avait écrit un ouvrage pour l’enseigner à ses contemporains. « L’honnête homme » se reconnaissait à Rome à la manière dont il traitait ses convives et au soin qu’il prenait pour ne manquer à aucun de ces usages minutieux dont le temps avait fait des lois. Ces esclaves enrichis ne les respectaient pas toujours, et les fautes qu’ils commettaient n’échappaient pas à ceux qu’ils humiliaient par leur opulence insolente. On avait grand plaisir à les relever, on ne se faisait pas faute d’en rire. Déjà Horace amusait Mécène des maladresses de Nasidienus ; Pétrone égaya Néron des folies des Trimal-